Les dangereuses mutations du travail et de l’emploi

Revue de Presse

La mondialisation et le numérique ont bouleversé le travail. Les plus qualifiés ont le mieux tiré leur épingle du jeu, mais le déploiement des robots intelligents pourrait changer la donne.

Le travail a pris un nouveau tournant durant les trois dernières décennies. Si l’après-Seconde Guerre mondiale avait vu les inégalités de salaires reculer, depuis les années 1980, les écarts se creusent toujours plus. Aux Etats-Unis, un cadre gagne aujourd’hui cinq fois plus qu’un ouvrier, alors que l’écart n’était que de trois en 1970. A cet essor des inégalités s’ajoute une recomposition profonde des emplois dans un sens favorable aux plus qualifiés et défavorable aux moins qualifiés. Les économistes parlent ainsi de polarisation pour désigner ce mouvement où s’accroissent simultanément les emplois peu qualifiés et mal payés, d’un côté, et les bons emplois très qualifiés mais devenus difficilement accessibles, de l’autre.

Des trajectoires nationales contrastées

Le changement technologique contemporain qu’a déclenché l’informatique et qui a révolutionné l’organisation des entreprises est le principal coupable de la polarisation. Dans les années 2000, le grand bond en avant du commerce international a accéléré la polarisation en conduisant les entreprises des pays développés à se spécialiser dans les tâches les plus sophistiquées de la production. Mais si ces transformations ont touché l’ensemble des pays développés, certains pays ont réussi à protéger les bas salaires. Les économistes ont cherché à comprendre pourquoi.

**Macron osera-t-il démocratiser l’entreprise ?

Pour étudier l’évolution de la qualité des emplois, les économistes Alan Manning (London School of Economics) et Maarten Goos et Anna Salomons (université d’Utrecht) ont exploré les données très riches de l’’Enquête européenne sur les forces de travail’ pour seize pays européens sur la période 1993 à 2010. Ils définissent trois grandes catégories à partir du salaire moyen par emploi en 1993  : les emplois peu qualifiés, les emplois intermédiaires et les emplois très qualifiés. Les emplois peu qualifiés se trouvent surtout dans le secteur des services à la personne, tandis que les emplois intermédiaires rassemblent des emplois d’ouvriers et d’employés. Les emplois très qualifiés sont ceux d’ingénieurs et de cadres.

Evolution des parts de l’emploi peu qualifié, intermédiaire et très qualifié, entre 1993 et 2010, en points de pourcentage

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Alan Manning et ses coauteurs calculent comment évolue la part de ces trois groupes dans l’emploi total. Leurs résultats indiquent que l’emploi se polarise dans la plupart des pays (voir graphique). La part des emplois intermédiaires est en forte baisse au profit d’une hausse des emplois soit peu qualifiés, soit très qualifiés. La chute est nette  : l’emploi intermédiaire recule de 8 points de pourcentage en France, 12 points en Espagne, 11 points au Royaume-Uni, 10 points en Suède et au Danemark, 6 points en Allemagne et 5 points au Portugal.

En France, emplois peu qualifiés et très qualifiés augmentent de manière symétrique

A l’inverse, les parts des emplois peu qualifiés et des très qualifiés sont en nette expansion. En France, ces deux groupes augmentent de manière symétrique, d’environ 4 points de pourcentage. Autrement dit, pour deux emplois intermédiaires qui disparaissent, un emploi très qualifié et un emploi peu qualifié sont créés.

***Les vrais effets du papy-boom

En raison de leur coût et de leur efficacité, les ordinateurs se sont avérés très doués pour effectuer les tâches dites ‘routinières’ – élémentaires et répétitives – qui caractérisaient le travail humain dans les emplois intermédiaires. Ces machines peuvent commander un robot industriel, établir des feuilles de paye, distribuer de l’argent… Les emplois les plus détruits par l’informatisation furent ainsi ceux des opérateurs sur des chaînes de production, massivement automatisées, mais aussi ceux des employés de bureau.

Les plus qualifiés ont été les vainqueurs du progrès technologique

Au contraire, les plus qualifiés ont été les vainqueurs du progrès technologique. En décuplant la quantité d’information à portée de main, Internet facilite l’expertise et permet de se concentrer sur les tâches d’analyse. Non seulement les ordinateurs n’ont pas remplacé leur travail, mais ils l’ont rendu plus productif. Grâce aux progrès de l’informatique, les entreprises ont demandé toujours plus de travail qualifié et ont ainsi absorbé des cohortes de diplômés du supérieur de plus en plus larges sans que leurs salaires n’en pâtissent.

De la polarisation à Pôle emploi

L’ouverture aux échanges internationaux a pour vertu de décupler les choix des consommateurs et de modérer les prix. En libérant du pouvoir d’achat, elle stimule la demande et l’emploi dans les services. Mais derrière le consommateur se trouve aussi un travailleur dont les intérêts sont parfois opposés. Si le commerce international favorise le premier, son effet sur le second est plus ambigu.

Ainsi, depuis les années 2000, l’emploi intermédiaire a été victime de la croissance du commerce avec les pays en développement. L’accélération du commerce avec les pays à bas coûts du travail a conduit les entreprises des pays développés à se spécialiser dans les tâches les plus sophistiquées de conception, celles où l’analyse d’information et la créativité sont mobilisées. Au contraire, les tâches basiques de production sont toujours plus externalisées, ce qui a entraîné la destruction d’une grande partie des emplois industriels intermédiaires dans les pays développés.

Pour la France, les destructions d’emplois industriels liées à la concurrence chinoise sont estimées à 20 % des 500 000 postes perdus dans ce secteur

Des études récentes sur les Etats-Unis et la France montrent que, durant les années 2000, à la suite du boom des importations lié à l’accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le marché du travail s’est dégradé dans les régions les plus concurrencées par la Chine. Pour la France, les destructions d’emplois industriels liées à la concurrence chinoise sont estimées à 100 000 entre 2001 et 2007, soit 20 % des 500 000 postes perdus dans ce secteur.

Comment dompter le marché ?

Bien sûr, on ne doit pas oublier que, sur le marché du travail, le jeu de l’offre et de la demande est encadré par un ensemble de normes et de règles dont l’existence est cruciale pour modérer – ou non – les inégalités. A travers leurs institutions et leurs politiques publiques, les Etats ont ainsi chacun apporté une réponse face aux mutations induites par l’informatisation et l’essor du commerce international. En France, le salaire minimum a été un ‘grand compresseur’ des écarts de salaires. Les procédures de négociation salariale au niveau des branches ont également limité les inégalités en nivelant les salaires entre entreprises d’un même secteur. Là où ces institutions sont restées fortes, comme en France, elles ont globalement préservé les petits salaires et modéré les écarts de rémunération.

Adapter les régulations à un marché du travail qui se polarise est un enjeu essentiel des politiques d’emploi contemporaines

Elles n’ont toutefois pas pu empêcher la disparition des emplois intermédiaires. En France, même si le creusement des inégalités de salaires est resté contenu, le risque de chômage et de précarisation frappe durement les moins qualifiés. Les créations d’emplois ont pu aussi être freinées. A la fin des années 1990, Thomas Piketty, de l’Ecole d’économie de Paris, soulignait que la croissance de l’emploi dans les services s’était réduite en France par rapport aux Etats-Unis à la suite des hausses du salaire minimum français. Ce déficit d’emplois est marqué dans les activités intensives en travail peu qualifié, comme l’hôtellerie et la restauration ou le commerce de détail, ont fait observer les chercheurs Jérôme Gautier et Eve Caroli. Adapter les régulations à un marché du travail qui se polarise est, du coup, un enjeu essentiel des politiques d’emploi contemporaines.

Quel travail demain ?

Le progrès technologique n’a pas fait disparaître le travail. Mais la prochaine vague de machines pourrait être, cette fois, vraiment différente. Jusqu’ici, les machines n’étaient pas douées pour les tâches abstraites et manuelles non routinières, mais les avancées de la robotique et l’informatique pourraient changer la donne. Chaque année, les capacités des ordinateurs et des robots à simuler le raisonnement humain et devenir ‘intelligents’ sont décuplées. L’augmentation de la puissance de calcul permet d’analyser et de répondre plus adroitement aux stimulations externes. La ‘communication’ avec l’environnement, de plus en plus fine, se fait au travers de puissants capteurs capables de décoder les plus subtiles nuances du langage humain et de reconnaître visages et objets. Les possibilités de stockage des données sont multipliées avec le développement du ‘cloud robotics’, où chaque robot accumule et partage en réseau expérience et information avec ses confrères robots.

Chaque année, les capacités des ordinateurs et des robots à simuler le raisonnement humain et devenir ‘intelligents’ sont décuplées

Certains chercheurs pensent que les développements des machines intelligentes et de la robotique devraient permettre de remplacer le travail dans un grand nombre d’emplois dans les années à venir. Les bouleversements devraient être importants dans les transports et la logistique, où les progrès des capteurs intelligents rendront les véhicules sans conducteurs sûrs et compétitifs.

Les capacités toujours plus grandes de l’intelligence artificielle nourrissent la peur que les machines du futur, en prenant la forme de robots intelligents et autonomes, ne s’accaparent la plupart des emplois et rendent inutile le travail. Mais la fin du travail n’est pas toujours crainte. Dans l’article ‘Economic Possibilities for our Grandchildren’ publié en 1931, John Maynard Keynes se félicitait que la science et la technologie puissent combler notre soif de consommation tout en délivrant l’humanité du labeur harassant. Il prédisait ainsi que, dans le futur, le plus grand défi de l’humanité serait d’utiliser de manière intelligente ce temps retrouvé.

Pour Richard Freeman, professeur à l’université de Harvard, un autre grand défi sera celui de la redistribution. Si les robots produisent la plupart des richesses, reste à savoir comment la répartir. Si le capital des robots n’est pas équitablement réparti dans la population, les travailleurs deviendront les serfs des nouveaux seigneurs des robots.

Avocats et médecins également menacés

Les emplois des moins qualifiés ne sont pas les seuls à être menacés. Les capacités d’analyse grandissantes des ordinateurs leur permettent maintenant d’aider à la décision dans des tâches complexes, notamment dans le domaine médical ou juridique, où elles remplacent ainsi du travail qualifié. Au Memorial Sloan Kettering Cancer Center à New York, aux Etats-Unis, un programme informatique aide les cancérologues à déterminer le traitement le plus approprié. Le programme se nourrit de 600 000 rapports médicaux, de 1,5 million de dossiers de patients et d’essais cliniques, et de 2 millions de pages publiées dans des journaux médicaux. Il apprend et s’améliore en permanence. Dans le domaine juridique,le ‘Clearwell System’ utilise l’analyse automatique de langage pour classifier les masses de documents transmises aux parties avant les procès qui peuvent comprendre plusieurs milliers de pages. En deux jours, l’ordinateur est capable d’analyser de manière fiable 570 000 documents. Il fait économiser l’équivalent du travail de dizaines d’avocats et de juristes et permet de gagner un temps précieux dans la préparation des procès.

Faut-il craindre ces évolutions ? Aucune loi fondamentale en économie ne garantit que chacun va pouvoir trouver un emploi bien rémunéré dans le futur. La dégradation des emplois qu’a entraînée la polarisation rappelle que le progrès n’améliore pas toujours leur qualité. Mais offrira-t-il au moins des emplois ?

Source : lesechos.fr (15 mars 2018)