Les entreprises converties au 100% télétravail, comment ça marche ?

Revue de Presse

Source : lesechos.fr (13 mars 2019)

Des entreprises se sont construites en “distribué”, c’est-à-dire sans bureaux et 100% en télétravail. Un modèle exigeant dans l’organisation, mais qui efface les frontières physiques de l’entreprise et du recrutement.

Frédéric Plais dirige une équipe de 120 personnes répartie dans 17 pays et présente sur plusieurs fuseaux horaires. Grâce aux outils technologiques et à une organisation millimétrée, il arrive à faire tourner Platform.sh, une société lancée en 2014 spécialisée dans le cloud BtoB.

L’entrepreneur adopte le modèle de l’entreprise distribuée (ou “full remote”, ou “100% télétravail”), autrement dit : pas de locaux et des salariés en télétravail toute l’année. Un modèle né dans les années 2000 aux Etats-Unis. Automattic, la société éditrice de WordPress, a fait disparaître ses locaux dans la Silicon Valley. Ses 550 salariés basés dans une cinquantaine de pays travaillent à distance. Un modèle surtout présent dans la tech, auprès de salariés déjà imprégnés par la culture numérique et familiers des outils collaboratifs.

Il y a trois ans, Frédéric Plais s’est inspiré d’Automattic, mais dans son cas, le modèle s’imposait aussi de lui-même. “Mon CTO et moi avons déménagé aux Etats-Unis, seul le dernier associé est resté à Paris”, explique-t-il de chez lui, à San Francisco. Mais surtout, il peinait à recruter des ingénieurs, qui composent les deux tiers de ses effectifs. “A l’époque, nos ingénieurs basés à Paris se faisaient débaucher. Avec des salariés postés un partout dans le monde, nos recrutements n’ont plus de frontières”, poursuit l’entrepreneur, qui a réalisé l’année dernière une levée de fonds de 40 millions d’euros.

6.000 messages par jour sur Slack

Les salariés travaillent pour la plupart de chez eux. A l’embauche, ils bénéficient du matériel nécessaire. Ensuite, ce sont aux outils technologiques de faire leur travail : “nous sommes des surconsommateurs de Slack”, avec plus de 6.000 messages par jour et des “channels” spécifiques de discussion. Au-delà des sujets fonctionnels, on trouve un canal “commendation” pour faire des éloges à un collaborateur qui a très bien fait son boulot, mais aussi “complain” pour spécifier que telle ou telle chose doit être réglée. Zoom, un outil de webconférence est aussi utilisé pour connecter les salariés lors des réunions quotidiennes.

Même constat chez Boondmanager, une startup spécialisée dans l’édition d’outils de gestion. Créée en 2010, elle s’est directement lancée sur ce modèle d’organisation, avec une équipe de 25 personnes 100% en télétravail. “Cela permet d’accorder plus de temps à sa vie personnelle. On s’est rendu compte qu’on gagnait énormément de temps, celui qu’on ne passe plus dans les transports et dans les conversations non-désirées au travail”, explique Anthony Lambert, le cofondateur. Au quotidien, l’entreprise propose des rituels : se dire bonjour le matin sur Slack, participer à des groupes de fitness, méditation, ou encore de taro via la webcam.

“On recrute des gens matures”

Pour s’adapter à cet environnement de travail, le recrutement doit être minutieux. Chez Boondmanager, on ne prend pas de stagiaires ou de jeunes diplômés. “Nous avons deux critères principaux : être mature et avoir une vie à côté, des amis ou une famille. Quelqu’un qui compte sur le boulot pour se socialiser aura beaucoup de difficultés”, explique le cofondateur, dont la startup, en pleine croissance, cherche à recruter 10 personnes, surtout des développeurs.

Chez Platform.sh, on conserve tout de même un siège à Paris avec une quinzaine de personnes. L’idée : accueillir notamment les stagiaires ainsi que tous ceux de la région parisienne qui souhaite de temps en temps se retrouver dans des bureaux.

Pour les nouveaux recrutés, le défi reste de les intégrer. “C’est le plus dur”, concède Frédéric Plais, et d’ajouter : “on fait en sorte que pour leur premier jour, tout le matériel soit correctement installé chez eux, on fournit un mode d’emploi de l’entreprise, les bonnes pratiques…” Au final, ces entreprises revendiquent un turn-over très faible, “seules deux ruptures conventionnelles en neuf ans” pour Boondmanager , et 6% pour Platform.sh.

Nécessité de se voir

Le modèle “distribué” ne va pas à tout le monde. “Une étude de l’université d’Amsterdam montrait qu’au-delà de trois jours de télétravail hebdomadaire, les collaborateurs avaient une baisse de leur bien-être et de leur performance”, rappelle Frantz Gault, associé chez LBMG Worklabs, un cabinet de conseil spécialisé dans les nouveaux modes de travail. Pour lui, le lien social en entreprise reste primordial et le télétravail longue durée engendre un sentiment de solitude.

Conscientes de ce risque, ces entreprises un peu particulières organisent trois à quatre séminaires chaque année pour que les équipes se rencontrent. Au programme : team building et workshop. “C’est essentiel pour les équipes de se voir, ne serait-ce que pour renforcer les relations ou régler des tensions naissantes”, assure Frédéric Plais. Gare néanmoins à ceux qui imaginaient que le modèle “distribué” favoriserait la réduction des coûts pour l’entreprise. Pas de frais de structures, pas ou peu de frais de fonctionnement… Mais derrière, les rencontres annuelles coûtent cher : hôtel, billets d’avion, privatisation de lieux, activités… “70.000 euros par an”, chiffre Anthony Lambert.

Un modèle qui va se généraliser ? “Le contexte actuel est favorable, avec l’assouplissement du télétravail en France. Mais il reste encore de nombreux freins liés à ce mode de management et à l’évolution des mentalités sur le présentéisme”, explique le Dr. Aurélie Leclercq-Vandelannoitte, chercheure au CNRS, et professeure à l’IESEG School of Management.

“Il amène à revoir la notion de leadership, on ne peut plus faire appel à l’autorité naturelle du manager” ajoute-t-elle. Le fonctionnement de l’entreprise passe par une culture de l’écrit plutôt qu’orale. Un avantage pour Frédéric Plais, qui prend l’exemple de salariés timides. Grâce au temps de l’écrit, ils ont réussi à s’imposer par la force de leurs arguments