Aux prud’hommes, « on n’aborde pas un dossier de la même façon si c’est La Poste ou un boulanger»

Revue de Presse

Source : Extrait de liberation.fr (7 juin 2017)

Pour ménager les entreprises, le gouvernement veut plafonner les indemnités en cas de licenciement contesté. En réalité, les conseillers prud’homaux font déjà la part des choses.

Aux prud’hommes, « on n’aborde pas un dossier de la même façon si c’est La Poste ou un boulanger»

« Maître, quelles sont vos demandes ?» Aux prud’hommes, les audiences s’ouvrent toutes sur cette même question, adressée par le président du conseil au représentant du salarié. Cette après-midi de mai, rue Louis-Blanc, à Paris, une jeune avocate réclame « 19 980 euros d’indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ». Soit douze mois de salaire de sa cliente, Rebecca, une aide-comptable d’une trentaine d’années qui conteste sa mise à la porte par un grossiste en textile. C’est le montant de cette cagnotte, destiné à réparer le préjudice subi si le conseil juge son licenciement injustifié, que pourraient bientôt plafonner les ordonnances d’Emmanuel Macron. Le président d’audience invite l’avocate à justifier sa requête. « Ma cliente a huit ans d’ancienneté, explique-t-elle, et son employeur l’a fait souffrir. Il faut sanctionner son comportement.» Rebecca aurait été pressée de quitter l’entreprise après l’annonce de sa grossesse. Enceinte de six mois, « on lui a fait faire de la manutention». Le patron a fini par la licencier au retour d’un arrêt pour dépression. Bien sûr, la défense dresse un autre tableau, une « tendance fâcheuse de la salariée à s’endormir au travail», « trois ans d’absence» cumulée et un licenciement « parfaitement motivé»… Les conseillers prud’homaux, deux représentants des salariés et deux patrons, trancheront d’ici fin juillet.

« Roulette russe»

Les dommages et intérêts versés aux victimes de licenciement abusif suscitent tous les fantasmes. Les prud’hommes, qui seraient trop complaisants avec les demandes inflationnistes des salariés et de leurs avocats, auraient même le pouvoir de mettre leurs employeurs en faillite. « Loterie», « roulette russe»… Les patrons n’oseraient plus embaucher faute de connaître à l’avance le prix d’un licenciement, en cas d’erreur de casting. Il est vrai que les tribunaux croulent sous les contentieux liés à la rupture du contrat de travail. En 2013, la contestation du motif du licenciement représentait 78 % des affaires traitées aux prud’hommes. A Paris et dans d’autres juridictions engorgées, il faut parfois attendre cinq ans pour obtenir un jugement définitif.

De longue date, le patronat réclame un montant maximal des indemnités pour une meilleure « visibilité». Au grand dam des syndicats, majoritairement hostiles à un plafond qu’ils perçoivent comme une autorisation à licencier sans motif.

Pour la troisième fois, Emmanuel Macron va pourtant tenter de satisfaire les chefs d’entreprise. En 2015, à Bercy, il avait déjà essayé d’instaurer un barème dans la loi qui porte son nom. Un salarié de plus de dix ans d’ancienneté, injustement licencié, n’aurait par exemple pas pu toucher plus de 12 mois de salaire de dommages et intérêts s’il travaillait dans une entreprise de moins de 20 salariés, et jusqu’à 27 mois dans une très grande entreprise. Mais le Conseil constitutionnel a censuré le dispositif, au motif qu’il créait une inégalité selon la taille des employeurs. La première mouture de la loi El Khomri prévoyait aussi des plafonds, plus sévères : un employé de plus de vingt ans d’ancienneté aurait dû se contenter de 15 mois d’indemnités. Cette fois, le gouvernement a renoncé face au tollé syndical…

Un référentiel « indicatif» a finalement vu le jour en novembre. Il suggère un « tarif» selon la durée de présence du salarié dans l’entreprise, bonifié d’un mois pour les quinquas ou ceux qui galèrent pour retrouver un emploi. Mais sept mois plus tard, les juges prud’homaux semblent largement snober cet outil non contraignant. …/…
En 2016, le ministère de la Justice observait que 80 % des décisions prud’homales condamnaient les entreprises à verser plus de six mois de salaire. C’est le plancher prévu par le code du travail, au-delà de deux ans d’ancienneté du salarié dans une entreprise de plus de 11 salariés. Entre deux et cinq ans d’ancienneté, les sommes représentaient en moyenne 8 mois de rémunération, selon la chancellerie, et 15 mois passés les 20 ans de maison.

Puzzles

A en croire les conseillers prud’homaux, les indemnités « astronomiques» existent, mais sont rares. …/… Retour à la barre des prud’hommes de Paris. Après Rebecca, c’est au tour de Manuel, magasinier licencié par un distributeur de puzzles, de réclamer 24 000 euros de réparation, soit 12 mois de salaire. « Il a 49 ans, il n’a pas retrouvé de travail à un âge où ça devient critique, surtout après une opération du genou et avec une enfant à charge, argue son avocat. J’ai versé au dossier ses attestations Pôle Emploi…» Parole contre parole avec l’ex-patronne qui se lève pour plaider les difficultés économiques. « Ça fait vingt ans que je suis cheffe d’entreprise et c’est la première fois que je dois licencier. J’en suis vraiment désolée. On travaille tous onze heures par jour pour essayer de sauver cette entreprise .» Une condamnation à des dommages et intérêts serait pour elle difficilement soutenable…
…/… C’est aussi ce que confirme Thierry Kirat, directeur de recherche au CNRS, dans une étude publiée par le site The Conversation. Le chercheur a analysé 83 décisions prud’homales. Lorsque l’employeur est une TPE ou une PME, le conseil rejette les demandes d’indemnités du salarié dans 43 % des cas, contre 31 % des dossiers lorsqu’il s’agit d’un grand groupe. Quand une réparation financière est infligée, le montant moyen est de 8 039 euros pour les petites boîtes, contre 35 677 euros pour les grandes. Les conseillers assurent aussi pénaliser moins sévèrement les patrons de bonne foi que les multirécidivistes. …/…

Contournement

Par ailleurs, un plafonnement n’empêcherait pas toujours l’addition de flamber. Seules les indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse devraient être concernées, et non les dommages et intérêts destinés à réparer, par exemple, un harcèlement moral ou une discrimination. Dans certains dossiers, les avocats pourraient donc jouer sur ces tableaux pour gonfler leurs demandes. De même que les conseillers qui s’estimeraient limités dans leur pouvoir d’appréciation pourraient trouver des stratégies de contournement. …/…