BouyguesTelecom-Orange : la bonne façon d’analyser un mariage

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Source : lesechos.fr (4 mars 2016)

Après plusieurs faux départs, un rapprochement Bouygues Telecom-Orange semble possible. Il s’agirait d’une opération importante pour l’économie française : une nouvelle étape dans la restructuration d’un secteur dont la dernière évolution profonde a été l’entrée de Free sur le marché, avec les effets sur les prix que l’on sait. Surtout, la modernisation de ce secteur serait de nature à exercer un puissant effet de levier sur le reste de l’économie.

Comme souvent, une telle restructuration soulève sa cohorte de questions, voire d’oppositions. Certaines sont légitimes. D’autres le sont moins. Regarder cette opération sous un angle concurrentiel permet de répondre à la plupart de ces questions.

Premièrement, la question des raisons stratégiques de l’opération. Quelques économistes ont ainsi manifesté un doute sur l’opportunité de ce rapprochement. Qu’il soit permis ici de rappeler que le droit de la concurrence postule la liberté d’entreprise et qu’en conséquence il ne se préoccupe pas de l’actionnaire mais bien du consommateur. Les autorités de concurrence, seules habilitées à juger en dernier ressort, savent évidemment s’interroger sur les raisons stratégiques de l’opération, s’il le faut en mettant en oeuvre leurs moyens d’investigation les plus drastiques (inspection sur place, …)

Deuxièmement, la question de l’autorité compétente : la Commission européenne ou l’Autorité de la concurrence française. Les critères de répartition de compétence entre les autorités de concurrence européenne et nationales sont clairs. Plus encore, l’homogénéité d’analyse est un fait. Il n’y a donc pas à craindre de changement substantiel d’analyse, selon que l’affaire sera traitée à Paris ou à Bruxelles.

Troisièmement, la question de l’analyse concurrentielle proprement dite. Comme le « chat de Deng Xiaoping », peu importe la structure de marché, c’est-à-dire le nombre d’opérateurs, l’important est la dynamique concurrentielle, qui seule garantit une baisse des prix et/ou une hausse de la qualité des produits. A cet égard, il faut bien constater que les prix en France en matière de téléphonie sont les plus bas d’Europe et que l’opération ne fait pas disparaître Free, qualifié en jargon de la concurrence de « maverick », c’est-à-dire d’opérateur qui exerce un effet disciplinant sur les prix à la baisse. De même, à ceux qui se sont alarmés d’un passage de 4 à 3 opérateurs, comme s’il existait un nombre d’or des opérateurs, il faut rappeler que chez plusieurs de nos voisins (Autriche, Irlande) la structure de marché se concentre autour de 3 opérateurs et qu’à côté des Etats-Unis l’Europe se caractérise par un morcellement spectaculaire de son offre en matière de téléphonie. Au total, les autorités de la concurrence, comme c’est leur devoir, auront à étudier l’affaire en protégeant la concurrence et non les concurrents.

Quatrièmement, la question de l’équilibre entre la concurrence proprement dite et les autres objectifs économiques qui sous-tendent l’opération. On touche ici à une difficulté majeure. Au niveau communautaire, le traité de Lisbonne a fait sortir la concurrence des objectifs de l’Union européenne, marquant ainsi la volonté de rééquilibrer l’action publique en prenant en compte d’autres objectifs économiques que le seul fonctionnement concurrentiel des marchés. Pourtant, cette évolution ne s’est pas traduite dans les faits, en raison notamment de la puissance des services chargés de la concurrence à la Commission européenne. Or, juger de la restructuration des télécoms sous un angle uniquement concurrentiel reviendrait à passer à côté de plusieurs sujets fondamentaux. C’est le cas de l’explosion exponentielle des usages et de la demande de connectivité de la part des consommateurs, lesquels exigent une accélération trop longtemps différée en France dans les investissements, qui elle-même impose une limite à la baisse des prix. C’est également le cas de l’aménagement du territoire, sujet sensible, qui nécessite souvent une approche allant au-delà de la stricte rationalité d’un investisseur avisé en économie de marché.