Entre Vivendi et Bouygues, le coeur du PDG d’Orange balance face à SFR

Revue de Presse

Source : challenges.fr (18 mars 2017)

L’appétit de son rival SFR dans les contenus oblige le PDG d’Orange à convenir d’une alliance avec l’un des deux autres opérateurs

Stéphane Richard fait parfois ce rêve étrange et déprimant d’un match de la prestigieuse Ligue des champions diffusé à ses millions d’abonnés avec un petit carré rouge en bas de l’écran : le logo de SFR. Un cauchemar pour le PDG d’Orange, qui se fixe pour priorité d’offrir à ses clients tous les contenus dont ils puissent rêver : Coupe d’Europe de football, série télé à la mode ou blockbuster hollywoodien. C’est l’une des conditions essentielles pour s’assurer la fidélité de ses 256 millions de clients dans le monde.

Or, depuis quelque temps, l’homme se sent attaqué au cœur même de son business. Non par les géants du Web, dont il ne cesse de dénoncer les pratiques abusives, mais par son principal rival en France, SFR, et surtout son propriétaire, Patrick Drahi. « Il rachète à tour de bras, il perturbe le marché : Stéphane Richard est obsédé par Drahi qui est capable de faire des offres faramineuses sur les droits de diffusion de la Champions League et de la F1 », explique un acteur du secteur.

Un an après l’échec de son rapprochement avec Martin Bouygues dans le secteur des télécoms, le patron d’Orange doit à présent porter le fer sur un tout autre terrain, celui des contenus. Il avait pourtant mis fin aux ambitions du groupe dans ces domaines, lors de sa prise de fonctions, il y a six ans. Mais les gesticulations des équipes de SFR et le déploiement de leur stratégie de convergence l’obligent à la plus extrême vigilance.

Le cauchemar du patron d’Orange pourrait devenir réalité dans les prochaines semaines avec les résultats des enchères dans ces deux compétitions -Champions League et F1-, qui engageront les vainqueurs pour plusieurs années. Les conséquences seront encore plus dramatiques pour Vivendi et sa chaîne payante Canal+ qui place ce type d’événements au cœur de sa stratégie d’abonnement. Un tel revirement pourrait être fatal à Canal+ qui traverse une mauvaise passe financière. « SFR est en train d’assécher Canal plus, je ne comprends pas pourquoi ils le font, mais ils se sont engagés dans une véritable course à l’échalote sur les droits sportifs », observe un dirigeant des télécoms.

Comment aider Canal?

Stéphane Richard et Vincent Bolloré, le président de Vivendi, ont compris l’avantage qu’ils retireraient à unir leurs forces. Pas question pour Orange de se diversifier dans les contenus. Stéphane Richard l’a répété avec force, fin février, en présentant les résultats de l’opérateur historique. Mais les deux hommes se rencontrent souvent pour discuter stratégie et synergies. A la direction d’Orange, on répète que Canal+ n’est de toute façon « formellement » pas à vendre… « mais il y a des échanges d’intentions entre Stéphane Richard et Vincent Bolloré, s’empresse-t-on d’ajouter. Il y a des déclarations d’intérêt et une convergence de vue. » Le message est sobre : comment aider Canal?

Entre les deux hommes, différents Meccano sont à l’étude en tenant compte d’une composante essentielle : Richard n’a pas les poches aussi profondes que Drahi et il restera prudent. On est loin, pour l’instant, du modèle de la convergence à l’américaine développé notamment par AT&T qui vient de s’offrir le géant des médias Time Warner pour 85 milliards de dollars. Le PDG d’Orange est sans doute refroidi par le modèle économique de cette alliance, tel que le lui décrit son homologue Randall Stephenson, qu’il rencontre régulièrement : « advertising! » La publicité…

« Orange n’a pas besoin de racheter tout Canal, cela pourrait se faire sous la forme d’un montage qui lui évite de sortir trop d’argent », commente Stéphane Piot, partner au cabinet Analysys Mason. Les deux patrons réfléchissent notamment à la création d’une structure commune pour l’achat de droits de diffusion dans le sport. « Ce type d’accord commercial pourrait être verrouillé en soixante-douze heures, pourquoi ne l’ont-ils pas encore fait? » s’amuse un proche de Patrick Drahi. Parce que, si les deux chefs sont d’accord, souffle-t-on à Orange, les équipes de Bolloré bloquent, craignant pour leur autonomie. Sans doute, aussi, en raison des prétentions de leur patron.

Un intérêt industriel

Car l’intérêt d’un rapprochement entre Vivendi et Orange n’est pas que défensif, il est aussi industriel. Les deux groupes ont des positions en Pologne, et ils sont très présents en Afrique. Mais les ambitions de Vincent Bolloré vont bien au-delà. « A terme, on sait qu’un schéma existe, confie l’un de ses proches. Celui d’une alliance entre Orange et Vivendi, avec en filigrane un Vivendi actionnaire d’Orange, mais qui engloberait également Havas, Ubisoft, Mediaset et Telecom Italia. »

Une vision grandiose, aux implications radicales, troublée par une multitude d’obstacles. Propriétaire d’Havas et actionnaire d’Ubisoft en France, Vincent Bolloré est également très présent dans l’univers des communications en Italie où il détient 29% de Mediaset, l’empire des médias de la famille Berlusconi, et près de 25% de l’opérateur Telecom Italia. Trop présent, estime le régulateur national qui pourrait demander à l’homme d’affaires d’alléger ses participations dans la péninsule.

Pour le plus grand bonheur du patron d’Orange, qui a lui-même des visées sur l’opérateur italien. « Il y a du sens à rapprocher Telecom Italia d’Orange, mais Vivendi ne cédera pas sa participation sans rien obtenir en échange », prévient-on dans le camp Bolloré. En clair, Vivendi devra monter au capital d’Orange. Cette éventualité fait grincer des dents chez l’opérateur : « Sur le dossier Telecom Italia, Stéphane est gentil, mais pas il n’est pas naïf : on pouvait voir Martin Bouygues au capital d’Orange, mais pas Bolloré », tranche un dirigeant.

L’hypothèse d’une consolidation du secteur n’a jamais été écartée par les protagonistes. Selon plusieurs sources, Martin Bouygues et Stéphane Richard s’en parlaient encore début 2017. « Nous n’avons jamais fermé la porte, ce n’est jamais sorti de la tête des quatre acteurs : tout le monde discute avec tout le monde», confirme-t-on à Orange.

Une guerre des prix

Ces discussions ont eu lieu au lendemain d’une sévère guerre des prix entre les quatre rivaux, fin 2016, qui a relancé l’idée d’un mariage. Pour Orange, un rapprochement avec Bouygues aurait également le gros avantage d’accéder, à terme, à la puissance de feu du Groupe TF1, et de mettre un pied dans le monde de la convergence. Martin Bouygues et Stéphane Richard avaient d’emblée envisagé de mettre les chaînes de télévision dans la corbeille de la mariée, avant de renoncer devant la difficulté.

Les discussions entre Orange et Bouygues ont cette fois tourné court. La filiale du géant du BTP a présenté, pour 2016, des résultats meilleurs que prévu et ses dirigeants affirment désormais ne plus discuter avec personne. « Nous avons fait la démonstration que le marché est viable à quatre opérateurs», tranche Olivier Roussat, le PDG de Bouygues Telecom. Stéphane Richard lui, se projette après l’élection présidentielle et dans la perspective de sa propre campagne pour le renouvellement de son mandat, en avril 2018. « Il fait de la communication très tactique, observe un membre du camp Bolloré. Il continue à caresser Vincent et Martin Bouygues.» Avec l’espoir que son pire cauchemar ne se réalise pas.