Orange Bank, les raisons d’un faux départ

Revue de Presse

Décidé dans la dernière ligne droite, le report du lancement d’Orange Bank, qui était prévu ce jeudi, vaut à l’opérateur un vrai raté médiatique. Mais aux yeux de Stéphane Richard, son PDG, pour lequel ce projet est crucial, un report est toujours moins préjudiciable que de lancer un produit bancaire imparfait.

Le big bang n’aura pas lieu ce jeudi. Prévu pour le 6 juillet, le lancement officiel d’Orange Bank a finalement été repoussé d’au moins deux mois du fait de bugs persistant ces dernières semaines dans l’application mobile qui abrite la nouvelle banque de l’opérateur.

Annoncé discrètement dans les colonnes de « Paris Match » la semaine dernière, ce report n’a pas échappé au « bad buzz ». En attestent les quolibets des consommateurs qui ont fusé sur les réseaux sociaux. Volontiers goguenards, les banquiers y ont vu, eux, la juste reconnaissance de l’exigence de leur métier.

« Construire une banque prend du temps, souvent l’informatique présente une complexité que l’on n’avait pas prévue au départ… », fait valoir le directeur d’un réseau bancaire français. Et d’ajouter que le PDG d’Orange, « Stéphane Richard, manque d’humilité, il ne va pas révolutionner la banque, celle-ci est déjà en train de se réinventer… ».

Un moindre mal

Décidé dans la dernière ligne droite, ce report vaut à Orange un vrai raté médiatique. Mais aux yeux de l’opérateur, c’est un moindre mal ; alors même qu’il promet de remonter sensiblement les standards de l’expérience client dans la banque, un report est toujours moins préjudiciable que de lancer un produit bancaire imparfait. Il ruinerait en effet à coup sûr à long terme l’image d’Orange.

« Je n’en fais pas un drame, tous les grands projets d’entreprise connaissent ce type d’aléas », affirme Stéphane Richard, qui n’hésite pas lui aussi à envoyer quelques piques à ses futurs concurrents. « Regardez la Banque Postale, ils ont repoussé de deux ans le lancement de leur banque mobile… Nous, on n’est pas à trois mois près. »

« Peut-être que l’on aurait dû attendre la phase de tests avant d’annoncer une date de lancement », reconnaît-il, restant désormais évasif sur le calendrier. En tout cas, c’est sûr, « ce sera cette année ! ».

L’Afrique puis la Pologne

Il faut dire que ce projet est en gestation depuis déjà plusieurs années. Il est né de l’expérience de l’opérateur télécoms dans les services financiers en Afrique et en Pologne. Sur le continent africain, Orange a d’abord fait ses gammes dans les services de paiement et de transfert d’argent : là-bas, son service Orange Money totalise 30 millions d’utilisateurs.

Puis, en Pologne, il a lancé sa première initiative de banque mobile. En 2014, l’opérateur historique français y noue un partenariat avec la filiale polonaise de Commerzbank, mBank, pour lancer une banque mobile incluant compte courant, paiement sans contact, retrait d’argent aux distributeurs, prêts à la consommation et épargne.

« C’est à ce moment-là que j’ai commencé à porter l’idée de faire une banque mobile en France », se souvient Stéphane Richard. Hasard des circonstances, à l’époque, c’est un ex-banquier qui dirige Orange Pologne : Maciej Witucki. Il n’a pas été recruté pour lancer une banque, mais c’est bien lui qui sera derrière le projet.

« La Pologne, c’est l’ancêtre d’Orange Bank ! », sourit Stéphane Richard. Sauf que là-bas, c’est un simple partenariat de distribution de produits bancaires qu’a signé Orange avec mBank, qui lui apporte son savoir-faire. Alors que dans l’Hexagone, l’opérateur veut lancer sa propre banque…

Pas d’unanimité

Au sein de son conseil d’administration, le projet ne fait pas l’unanimité. Si, globalement, il suscite l’intérêt, les trois administrateurs de l’Etat – premier actionnaire d’Orange avec 23 % du capital – sont plus réservés. L’ancien ministre de l’Economie Michel Sapin leur a donné la consigne de s’abstenir de voter le projet. Probablement un signe de l’aversion de l’Etat au risque. Peut-être aussi de sa volonté de ne pas créer d’incident diplomatique avec les banques.

Chez Orange, d’ailleurs, on redoute des mesures de rétorsion de la part de la place financière. La filiale du groupe Orange Business Service compte parmi ses clients les plus grands établissements bancaires français : Crédit Agricole, Crédit Mutuel, BNP Paribas… Mais rien de tel ne s’est produit jusqu’à présent.

Il faut dire que Stéphane Richard veut y mettre les formes. Pas question de faire la leçon aux banquiers, ni de leur adresser un tombereau d’injures. Il a en tête le one-man-show de Xavier Niel quand il a lancé Free Mobile en France. « Les pigeons, c’est vous, vous vous faites défoncer ! » par les trois opérateurs télécoms, avait-il lancé. Un jour pourtant, sa langue a fourché sur Europe 1 : « Nous voulons être le Free de la banque ! », lâche-t-il. Une « maladresse de langage », reconnaît-il plus tard.

N26 pour modèle

Dès la décision de créer une banque mobile en France, Orange se met en quête d’un ponte du secteur. L’arrivée de Laurent Paillassot dans le groupe, l’ancien directeur général délégué de LCL en 2014, marque un tournant. Alors qu’une première option envisagée dès 2013 consistait à bâtir une banque autour d’Orange Cash, le service prépayé de l’opérateur français, le banquier convainc le groupe de construire une « vraie » banque qui s’inspirerait des néo-banques, ces nouveaux acteurs pensés pour le mobile.

Le modèle, c’est celui de la jeune pousse allemande N26 , qui, avec ses fonctionnalités digitales, fait le buzz en Europe et a obtenu une licence bancaire . « En Pologne, on est un pur distributeur. On n’a pas choisi cette option en France, car on voulait une vraie diversification pour Orange, plaide Stéphane Richard. Très vite, on s’est dit qu’il fallait y aller à fond. »

Le choix du partenariat avec Groupama

Dans ces conditions, Orange doit lui-même obtenir un agrément bancaire. Au sein du groupe, deux camps s’affrontent : ceux qui prônent un partenariat avec un acteur bancaire et ceux qui veulent aller chercher cette licence tout seul. Les tenants de la première option l’emportent en mettant en avant un gain potentiel de temps d’au moins six mois.

Pour monter sa banque, l’opérateur s’applique donc à faire le tour des établissements financiers. Les candidats ne manquent pas, mais deux font la course en tête : AXA, d’une part, qui veut relancer sa filiale AXA Banque , et Société Générale, d’autre part, qui pousse les feux de Boursorama.

Frédéric Oudéa, directeur général de Société Générale, a beau être un proche ami de Stéphane Richard – son copain à l’ENA -, l’opérateur ne trouve pas de terrain d’entente, ni avec AXA d’ailleurs. « Orange ne voulait pas entendre parler d’une collaboration à 50/50, ils voulaient être dans le siège du conducteur et non dans celui du passager », explique l’un des acteurs qui a négocié avec l’opérateur.

Les échanges d’Orange aboutissent, en revanche, avec Groupama début 2016 . Le PDG d’Orange connaît bien Thierry Martel, directeur général de la banque, qui était contrôleur à la Commission de contrôle des assurances, quand lui officiait à l’Inspection des finances. Quelques mois plus tard, l’opérateur boucle le rachat de 65 % de la filiale bancaire de l’assureur.

Mise à jour du système informatique

Sur la place de Paris, la décision surprend : si la banque de l’assureur dispose d’un parc de quelque 530.000 clients et présente l’avantage d’avoir une licence bancaire, son système informatique – conçu avec Société Générale dans les années 2000 – n’est clairement pas des plus agiles. Pour le mettre au goût du jour et garantir l’instantanéité de ses services bancaires mobiles, le standard aujourd’hui incontournable pour une banque mobile, Orange devra donc investir.

Mais ce sujet technologique en cache d’autres et les événements ne se passent pas vraiment comme prévu. « Cela a été un enfer ! En plus on n’a pas vraiment gagné de temps, car le changement d’actionnariat de la plate-forme de Groupama nous a obligés à soumettre une nouvelle demande de licence bancaire au régulateur. Plus globalement, on avait sous-estimé la dimension réglementaire qui s’est révélée dix fois plus lourde qu’anticipé », reconnaît un proche du dossier.

Mais qu’importe pour l’opérateur, le projet est central : c’est le plus gros pari de Stéphane Richard, depuis qu’il a pris la tête d’Orange en 2011. « A ma connaissance, on est le premier opérateur télécoms à lancer une banque à cette échelle-là, dans le monde », affirme-t-il. Convaincu, il a d’ailleurs commencé à utiliser lui-même Orange Bank, « tous les jours, pour faire des virements ou des paiements ». Mais pas au point d’abandonner sa banque principale, la Société Générale. « Pour l’instant, je garde les deux », sourit-il.

Le projet séduit les troupes, mais toutes les volontés ne sont pas satisfaites

Dans le groupe, le projet séduit aussi les troupes. « La mise en place de la 4G avait suscité un enthousiasme, mais il était localisé puisque le déploiement était progressif. Orange Bank, en revanche, suscite un enthousiasme général, car l’offre doit être lancée partout en même temps », explique un délégué syndical.

Il en tient pour preuve les choix des thèmes d’informations syndicales ces derniers mois : « Dans toutes les réunions, le seul sujet dont les gens voulaient parler – avant même des salaires -, c’était Orange Bank ! C’est un projet qui projette les gens dans l’entreprise…»

Toutes les bonnes volontés ne sont pourtant pas satisfaites. « Il y a eu beaucoup plus de commerciaux volontaires pour vendre l’offre que de places, ce qui a généré des frustrations », détaille un autre délégué syndical. Dans un premier temps, seuls 700 vendeurs seront habilités à vendre des produits bancaires. Pour l’instant, ces derniers vont rester dans les starting-blocks, mais, du point de vue de l’opérateur, cela vaut mieux que de les décevoir sur le produit.

« Le plus dur n’est pas de sortir un produit, c’est d’obtenir que le réseau le vende, et pour cela, il faut qu’il soit parfait », argumente un observateur averti. A contrario, un rejet pourrait donc être proportionnel à l’engouement initial obtenu par le groupe !

Les inquiétudes de la concurrence

Dans les banques, l’échéance se prépare avec la plus grande attention. Certes, l’ambition commerciale affichée par l’opérateur est modeste : d’ici dix ans, il vise 2 millions de clients, soit à peine 2,5 % du marché bancaire français – mais la force de frappe de son réseau de boutiques, associée à son stock de clients et à son image de marque, fait craindre des secousses.

« Les offres packagées qui lient la fréquence d’utilisation de la carte bancaire à l’octroi d’avantages sur la partie téléphonie pourraient être dangereuses, puisqu’elles inciteraient à utiliser Orange Bank comme compte principal », explique le patron d’une grande banque française. Il précise : « Ce qui m’inquiète le plus dans le projet d’Orange, c’est qu’ils ne cherchent pas à gagner de l’argent, ça risque de mettre le marché du particulier particulièrement sous pression. »

A court terme, sans doute : l’opérateur a prévu de perdre 100 millions par an, pendant 4 à 5 ans. Mais, à plus long terme, l’objectif est de faire d’Orange Bank un vrai relais de croissance. Si l’opérateur prend son temps, c’est justement parce qu’il espère que l’expérience zero défaut qu’il promet va convaincre ses clients d’adopter le plus grand nombre de services d’Orange Bank. C’est la clef de la rentabilité future du nouvel acteur.

La riposte s’organise

Ces derniers mois, la perspective de l’arrivée d’Orange sur le marché a déjà agi comme un électrochoc, incitant les réseaux à accélérer leurs investissements dans le digital, que ce soit en rachetant des fintech en pointe ou en accélérant la construction de leur propre banque mobile. D’autant que cette nouvelle concurrence déferle en même temps que celle des acteurs de la grande distribution qui, à l’instar de Carrefour avec le compte C-zam , veulent, eux aussi, vendre des comptes courants à la caisse des supermarchés.

Le report du lancement d’Orange Bank offre un ultime répit au secteur et par la même occasion renforce la pression sur l’opérateur télécoms. « Orange risque de générer un effet « déceptif » tellement leur promesse est attendue. Désormais on attend 2001, l’Odysée de l’espace et on risque forcément d’être déçu… », veut croire un banquier. Mais, à supposer qu’Orange ne réinvente pas les services financiers, le groupe aura quoi qu’il arrive contribué à diffuser les standards de la banque mobile à toute une industrie. Une révolution en soit.

Source : lesechos.fr (5 juillet 2017)