L’entreprise libérée, révolution ou imposture ?

Revue de Presse

Pour certains entrepreneurs et théoriciens du management, supprimer la hiérarchie augmente le bonheur et la productivité des salariés. Vraiment ?

Imaginez des salariés autonomes, libres d’innover, organisant leurs horaires, fixant personnellement les objectifs à atteindre et désignant leurs responsables. Un rêve ? Non. Une réalité dans plusieurs entreprises qui ont renversé le management pyramidal pour devenir ce que l’on appelle une entreprise libérée. Mais le bonheur est-il toujours au rendez-vous ? Pas si sûr…

Libérée délivrée

‘La notion d’entreprise libérée est en adéquation totale avec les attentes des salariés et les enjeux économiques de notre époque’, assure Denis Bismuth, directeur de Métavision, spécialiste du conseil en ressources humaines et en management. ‘Par rapport à quelques décennies en arrière, les entreprises sont moins dans la standardisation et la production massive. Elles doivent innover plus que jamais pour rester compétitives. Dans le monde du travail, la main d’œuvre est de plus en plus qualifiée et de plus en plus jeune. L’entreprise libérée correspond aux attentes de la génération Y et de la génération Z qui recherchent du sens dans leur travail. Avec l’entreprise libérée, personne n’est dépossédé de son activité’, complète le spécialiste. Selon lui, cette organisation managériale stimule l’innovation et fidélise les salariés.

10000000000000fa00000153ec288ed7157c7a1b.jpg

Christophe Baillon, PDG de Sogilis, est adepte de l’entreprise libérée depuis 2008.

Un avis partagé par Christophe Baillon, président et fondateur de Sogilis, une entreprise spécialisée dans le high tech. Dès sa création en 2008, la société qui compte aujourd’hui 35 collaborateurs, a opté pour le modèle de l’entreprise libérée. ‘Nous avons créé une entreprise libérée sans le vouloir. C’est rigolo de voir qu’aujourd’hui le concept est à la mode’, s’esclaffe le dirigeant. ‘Mon but était simplement de limiter le turn over, d’attirer les meilleurs et de garder une longueur d’avance sur la concurrence’.

Mais comment ces déclarations d’intention fonctionnent-elles au quotidien? ‘Concrètement, je laisse à mes salariés une liberté totale pour atteindre leurs objectifs. Ce sont eux qui lisent les CV et les lettres de motivation lorsqu’ils décident d’embaucher. Je n’impose pas d’horaires. Les congés sabbatiques à l’étranger sont encouragés. C’est un levier de croissance qui nous a permis de nous implanter en Australie. Grâce à ce type de management nous avons développé des structures d’accompagnement de start-up et avons créé Hexo+, une filiale spécialisée dans les drones’.

‘Cela paraît simple à instaurer dans une start-up de taille moyenne, par nature innovante et employant une main d’œuvre jeune et très bien formée. Mais, il est intéressant de constater que l’entreprise libérée peut se mettre en place partout’, expose Denis Bismuth. En 2012, Isaac Getz et Brian Carney ont théorisé la notion d’entreprise libérée dans l’ouvrage ‘Liberté & Compagnie, quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises’. Ils y montrent que cette organisation du travail fonctionne également dans des entreprises du secteur industriel comme Gore Tex, Harley Davidson ou encore Favi, un équipementier automobile français.

1000000000000096000000f72b2cdb4999e19337.jpg Publié en 2012, ‘Liberté & Cie’ théorise la notion d’entreprise libérée.

‘De toute manière, quel que soit le secteur d’activité, tout le monde s’y retrouve’, affirme Denis Bismuth. ‘Les salariés sont épanouis et le manager, s’il est bien préparé, a enfin un vrai rôle d’accompagnement. Plus libre de ses mouvements, il est au service de tous, il valorise et se valorise. Il a du temps pour des tâches nobles. C’est une rupture importante. Mon expérience me montre qu’environ 40% du temps de travail d’un manager ou d’un cadre consiste à créer des normes et à contrôler’, soutient le spécialiste.

L’entreprise libérée semble donc posséder de nombreux atouts. Pourtant, rares sont les entreprises qui ont osé franchir le pas en chamboulant un management rôdé. ‘Si on prend le cas de la France, l’environnement est peu propice à cause de notre vision jacobine, pyramidale, ainsi qu’à cause du culte des grandes écoles dont les diplômés seraient omniscients’, reconnaît Denis Bismuth. ‘Les entreprises libérées semblent donc vouées à rester minoritaires’, se désole-il. Pour certains, c’est tant mieux.

‘Bien sûr qu’elles sont minoritaires partout. D’ailleurs, en lisant les articles sur le sujet, ce sont toujours une dizaine d’exemples qui reviennent. Heureusement que c’est le cas. Si on dépasse l’effet waouh et que l’on analyse le modèle, on ne peut qu’être ravi de la situation’, se félicite François Gueuze, auditeur social et maître de conférences en ressources humaines à l’université de Lille.

Libérer pour mieux dominer ?

François Geuze est le premier à reconnaître que le but de l’entreprise libérée est noble  : ‘Rien à dire là-dessus. En théorie, l’objectif vise à libérer les énergies de tous, à favoriser le bien-être au travail, l’initiative individuelle et l’innovation’.

‘Les cadres sont tenus coupables de tous les maux. Ils sont considérés comme des petits chefs dominateurs qui brident leurs équipes’

Toutefois, d’après le spécialiste, la réalité est moins rose qu’elle ne le laisse paraître. Premier grief, ce système n’a pas que des gagnants. Contrairement à ce que déclare Denis Bismuth, les cadres intermédiaires seraient selon lui les principales victimes. ‘Pour les tenants de l’entreprise libérée, les cadres sont tenus coupables de tous les maux. Ils sont considérés comme de petits chefs dominateurs qui brident leurs équipes. Il faut donc leur enlever tout pouvoir effectif. Or, dans mes fonctions d’auditeur social, je constate au quotidien que l’immense majorité s’efforce de libérer les énergies sans abuser de leur autorité. Ce ne sont plus les contremaîtres des usines de jadis’.

Autre défaut mis en avant par François Geuze, la dérive autocratique d’un système qui se veut démocratique et égalitaire  : ‘En réalité le pouvoir appartient moins que jamais aux salariés. Il est plus que jamais entre les mains de la direction qui, en supprimant et en stigmatisant un échelon intermédiaire, installe une mainmise totale sur l’entreprise. D’une certaine manière, c’est le même procédé que le stalinisme qui sous couvert d’une égalité totale a supprimé tout ceux qu’il nommait les bourgeois déviants pour instaurer son pouvoir sur tous. En fait, l’entreprise libérée, c’est une dictature de la pire espèce’.

‘Les salariés sont censés être libres et responsables. Dans les faits, tout le monde contrôle tout le monde’

Si ce procédé permettait de favoriser le bien-être au travail, cela pourrait être accepté. Cependant, François Geuze est catégorique  :  bonheur au travail et entreprise libérée ne font pas forcément bon ménage. ‘Les salariés sont censés être libres et responsables. Dans les faits, tout le monde contrôle tout le monde. La pression sociale est très forte, que ce soit sur les congés, les horaires de travail… Nombreux sont ceux qui ne peuvent pas supporter ça. Les entreprises libérées sont touchées par les maladies professionnelles et le burn out. D’ailleurs, l’instauration de l’holacratie, étape ultime de l’entreprise libérée, chez Zappos, entreprise de vente en ligne, a eu l’effet suivant  : 1 salarié sur 7 a préféré démissionner’.

Toutefois, selon Denis Bismuth, les démissions liées à la mise en place d’une entreprise libérée sont dues à l’importance des changements quotidiens plus qu’au stress ou à la pression  : ‘Les changements sont importants et il est concevable que  certains salariés préfèrent travailler de manière traditionnelle’.

‘Avec l’entreprise libérée, nous sommes en pleine servitude volontaire’

Autre point soulevé par François Geuze, les dirigeants mettant en place l’entreprise libérée auraient bien souvent des motifs plus financiers qu’humanistes.

‘Au final, ce système s’inscrit dans une logique de cost killing. Les salariés, vont développer de nouvelles compétences, innover sans forcément gagner plus. Bien sûr il y’a des primes, de l’intéressement. Mais cela existe également dans les entreprises traditionnelles. Les salariés travaillent donc plus pour gagner autant en pensant être libre. Pour paraphraser La Boétie, avec l’entreprise libérée, nous sommes en pleine servitude volontaire’.

Christophe Baillon estime également que tous les dirigeants optant pour cette organisation du travail ne sont pas dénués d’arrières pensées  :  ‘Dans ce cas-là, ça ne peut pas marcher. Nul ne peut penser instaurer une entreprise libérée uniquement pour réduire des charges fixes. L’entreprise libérée n’est pas une théorie, c’est un état d’esprit’.

Source : journaldunet. com (11 novembre 2017)