Souffrez-vous de fatigue compassionnelle ?

Revue de Presse

INTERVIEW – Si vous prêtez une oreille attentive à un proche en souffrance ou simplement à un interlocuteur avec qui vous êtes en contact professionnellement, un mal vous guette si vous n’y prêtez pas attention : la fatigue compassionnelle. Un état d’épuisement assez proche du burn-out qui se caractérise par une impression de fatigue persistante que rien ne soulage, des troubles de l’humeur ou encore un pessimisme permanent.

La fatigue compassionnelle, ce mal qui guette toutes les personnes en contact avec la souffrance d’autrui ? Alors que le burn-out semble trouver sa source sur le terrain professionnel, avec notamment un défaut d’organisation, une surcharge de travail quotidienne, une ambiance délétère, la fatigue compassionnelle, elle, se caractérise plutôt par une surcharge émotionnelle intense. L’un des premiers à avoir théorisé cet état d’épuisement est Charles Figley, un professeur et directeur de l’Institut de Traumatologie de l’Université de Tulane aux Etats-Unis. A la suite de travaux, il a décrit la fatigue compassionnelle comme ‘un stress traumatique provoquant un état extrême de tension et de préoccupation généré par la souffrance de la personne à qui l’on vient en aide’. 

Certains métiers sont particulièrement exposés à la fatigue compassionnelle comme les professionnels de santé, les aidants, les pompiers et les policiers, les gendarmes, les humanitaires, les journalistes ou encore les représentants du personnel ainsi que ceux qui travaillent dans l’insertion. Pour LCI, Philippe Zawieja, chercheur associé à MINES ParisTech et à l’Université de Sherbrooke (Canada), équipe Organisations en santé et coordonnateur du Dictionnaire de la fatigue (éditions Droz, 2016) et du Dictionnaire des risques psychosociaux (Le Seuil, 2014), nous éclaire sur le sujet.

LCI   : Qu’est-ce que la fatigue compassionnelle ?

Philippe Zawieja  : Il y a deux utilisations de ces termes. Les soignants utilisent beaucoup ce terme dans leur formation. Ils constatent un phénomène d’usure professionnelle qui se manifeste par une sorte d’émoussement émotionnel. Une certaine froideur, un cynisme par rapport aux patients pris en charge. Ensuite, quand on adopte une réflexion d’ordre psycho-traumatologique, elle serait l’issue assez logique d’un phénomène de stress. Là seraient concernées les personnes en contact indirect avec la souffrance d’autrui. Indirect veut dire que l’on n’est pas victime d’un accident ou d’une agression mais vous êtes le soignant ou la personne qui travaille avec la personne victime d’un traumatisme. Avec cette définition, cela touche toutes les personnes qui sont dans le social, les personnes qui travaillent dans la sécurité civile, les pompiers, les services d’urgence, les travailleurs humanitaires, et enfin les travailleurs sociaux qui prennent en charge les victimes sous l’angle social et administratif.

100000000000026500000158215d54a2def73d1e.jpgSouffrez-vous de fatigue compassionnelle ?

LCI   : Quelles différences avec le burn-out ?

Philippe Zawieja  : En terme de symptômes, cela se ressemble beaucoup. Il y a deux distinctions à apporter malgré tout. La fatigue compassionnelle finirait par impacter directement et profondément la vision du monde de la personne qui en est victime, ce qui n’est pas le cas du burn-out. En clair, j’acquiers une sorte de pessimisme ou de résignation face à la marche du monde, qui n’était pas la mienne auparavant. On peut verser dans le désespoir et quelque chose qui noircit la vision de la réalité. On est sur une attaque très profonde des valeurs et croyances fondamentales. Ce que l’on retrouve dans les étapes très avancées du burn-out, lorsqu’on est entré dans une dépression. Ensuite il y a une approche plus dynamique à avoir : le burn-out est une forme de fatigue professionnelle fréquente qui est un facteur prédisposant majeur de la fatigue compassionnelle. Sur une personne très fatiguée, épuisée pour des raisons d’organisation du travail, le contact avec des personnes traumatisées ou victimes est un facteur supplémentaire.

LCI  : Quels symptômes doivent alerter ?

Philippe Zawieja  : Pour ce qui concerne la personne elle-même, si elle est attentive à sa propre résonance émotionnelle, se percevoir comme étant plus cynique, plus froide par rapport à ce qu’elle a constaté être dans le passé est un premier symptôme. Cela ne se voit pas forcément de l’extérieur, du coup pour le supérieur hiérarchique ou le collègue de travail, parvenir à appréhender une prise de distance va prendre du temps mais ce serait le symptôme cardinal. Comme dans le cas du burn-out, on peut dire que les symptômes les plus manifestes pour tout le monde, sont les changements d’humeur. Quelqu’un qui deviendrait sur une brève échelle de temps, plus pessimiste, plus agressif, plus distancié, en retrait, moins investi… C’est ce changement-là, qui doit alerter sur sa fatigue psychologique. De même quelqu’un qui donnerait dans les addictions, la compulsivité (une fuite dans le travail, par exemple) pour pouvoir compenser : ‘J’en fais plus pour avoir le sentiment d’en faire autant. J’ai besoin d’augmenter cette dose’… Cette personne s’épuise au travail, alors qu’elle devrait s’en protéger un peu.

LCI  : Les médecins sont-ils formés à distinguer le burn-out de la fatigue compassionnelle ?

Philippe Zawieja  : Non, les médecins ne le sont pas car la fatigue compassionnelle n’est pas une entité clinique et donc pas reconnue par la classification psychiatrique médicale internationale. Elle l’est encore moins que le burn-out qui souffre déjà de ces problèmes. II faudrait donc considérer que la fatigue compassionnelle est une espèce particulière de burn-out qui ne s’en distinguerait que par des causes traumatiques. En clair, cela tient de la psychiatrie et de la psycho-traumatologie.

Lorsqu’on demande à des cadres de faire davantage preuve d’empathie, il faut se demander dans quelle mesure cette demande-là n’alimente pas des mécanismes proches de la fatigue compassionnelle.

LCI  : Est-ce quelque chose qui touche tous les corps de métier ?

Philippe Zawieja  : Par définition, c’est quelque chose qui ne toucherait que les personnes qui travaillent avec des victimes physiques ou psychiques, des professions de la relation d’aide ou du secours. Maintenant on peut aussi mettre dans cet ensemble de professions, des personnes qui sont les professionnels des pompes funèbres, qui ont aussi des interlocuteurs en souffrance. La fatigue émotionnelle serait plutôt cantonnée à des métiers avec des victimes mais finalement, les mêmes mécanismes, ne sont-ils pas à l’œuvre dans une couche de population plus vaste car cette fatigue s’attaque à des qualités sollicitées ou exigées de la part de nombreux travailleurs : l’empathie et la sollicitude. Du coup, lorsqu’on demande à des managers, des cadres de faire davantage preuve d’empathie, il faut se demander dans quelle mesure, cette demande-là n’alimente pas des mécanismes proches de la fatigue compassionnelle. Et puis, nous sommes tous confrontés à des images crues et choquantes dans les médias. Nous ne sommes pas tous préparés à accueillir ces images-là. Une nuance néanmoins, normalement la compassion me pousse à aider mon prochain. Je suis soignant, je vois quelqu’un en souffrance, je l’aide. Lorsqu’on est dans un rôle de spectateur des informations du journal télévisé ou sur Internet, on sait très bien qu’on ne peut aider les gens dont on lit ou voit les mésaventures ou les drames. Ce serait la limite mais néanmoins le mal peut être fait quand même.

LCI  : Certains métiers se forgent une carapace pour se protéger de ce qu’ils voient au quotidien, comme les médecins, les soignants, les pompiers…

Philippe Zawieja  : Oui, c’est paradoxal. Les défenses psychiques mises en place pour avancer malgré les horreurs qu’on voit ou qu’on entend, finissent pas s’avérer pires que leurs fonctions initiales dans la mesure où elles camouflent les dégâts. Comme une fuite d’eau que l’on colmate. Mais la question est de savoir combien de temps, on peut durer comme cela. Il faut apprendre à déceler ces carapaces successives qui sont des défenses nécessaires pour pouvoir tenir, il faut apprendre à les juguler : qu’elles conservent leur rôle défensif sans cette dimension pathogène et c’est très difficile. En général, on en prend conscience quand le mal est fait d’autant que ces défenses sont entretenues par votre métier.

LCI  : Cet état peut-il conduire au suicide ?

Philippe Zawieja  : En théorie c’est possible dans la mesure où le trait caractéristique de la fatigue compassionnelle serait le pessimisme, cette altération de la vision du monde, un état franchement dépressif. On peut envisager qu’il y ait un passage à l’acte. Mais il faut le minorer car nous sommes en général, dans des structures de personnalité qui sont poussées à aider autrui. Même si cette tendance a été altérée, cela reste une lame de fond plus forte que le reste. Le besoin d’aider autrui est une force de vie qui va s’opposer à la force de suicide ou la tentation du suicide.

Il faut être vigilant envers ses collègues et subordonnésPhilippe Zawieja

LCI  : Comment s’en sortir ?

Philippe Zawieja  : Il y a deux façons : l’individu doit se ménager tout d’abord et il faut changer les méthodes d’organisation. Le facteur prédisposant à cet état est la fatigue, tout court. Si vous êtes déjà fatigué, épuisé personnellement ou professionnellement sans mettre en place les mesures d’amélioration qui vont avec, vous ajoutez au risque. S’économiser soi-même est un acte raisonnable car, par exemple, les soignants ne peuvent être de bons aidants s’ils ne sont pas eux-mêmes en bonne santé. Un certain nombre de ces facteurs d’épuisement sont d’ordre professionnel et organisationnel, du coup c’est sur le terrain du travail que cela doit se jouer, par les managers et encadrants avec une certaine vigilance, un souci de l’autre pour servir de garde-fous, si on les sent en danger. Ensuite, il faut acquérir de nouvelles méthodes de travail. Souvent on constate que cette fatigue s’acquiert ou se développe, lors des moments de débriefing. On est en réunion, on écoute ce qu’il se passe sur tel ou tel dossier et c’est là que l’imagination se met en place, sur ce que l’on est en train d’entendre et la fatigue compassionnelle se met en place. Il faut que l’on prenne conscience que les personnes en face sont disposées à entendre ce que l’on a à dire. Le traumatisme secondaire a un impact d’autant plus fort qu’il se lie avec l’effet de surprise. Il faut apprendre à préparer son interlocuteur à ce que l’on va lui dire et éviter d’avoir un récit trop visuel : il ne faut pas que l’imagination ait trop de prises pour éviter d’élaborer des scénarios trop fantasmatiques. C’est tout une culture professionnelle qui est à changer et c’est très difficile à faire. Il y a beaucoup de métiers qui ne fonctionnent que comme cela avec des transmissions très cliniques. On pense que les personnes sont blindées or, ce n’est pas le cas, par exemple, pour les personnels médicaux épuisés. Une partie du travail est à faire par le professionnel lui-même : s’économiser pour avoir toujours un niveau de repos qui permet d’affronter les situations. Il est, ensuite, organisationnel en changeant des méthodes de travail, la façon de raconter les choses. Enfin, il faut être vigilant envers ses collègues et subordonnés.

Source : lci.fr (13  mars 2018)