Technologie : Les ambitions de la France dans le déploiement de la fibre sont-elles tenables alors qu’une pénurie de câbles se confirme ? Faut-il incriminer le manque de personnel qualifié, l’imprévisibilité du marché ou la trop forte attraction du marché chinois ? Reportage chez Prysmian, n°1 européen de la fibre.
Calais (62) et Douvrin (59) – « Nous avons effectivement vu arriver une pénurie de fibre optique il y a un an », admet Jean-Pierre Bonicel, directeur de l’activité télécom, qui nous accueille sur le site de Calais du groupe européen Prysmian où sont fabriqués des câblages de fibre optique prêts à être livrés (l’usine de fabrication des fibres elles-mêmes à partir de « préformes », est située à 100 km de là, à Douvrin, près de Lille).
Courbes des livraisons de fibre optique en France. Source Prysmian
On constate vite que la fabrication des « préformes » (*) est très complexe et très gourmande en capitaux. « Le marché français, notre plus gros client d’Europe, reste difficile à évaluer. Quand on demande aux opérateurs leurs prévisions et engagements d’achat pour les 2 à 3 ans – y compris pour les zones prioritaires – leurs réponses sont trop évasives. Tout est devenu prioritaire ! »
Un vrai dilemme
Voilà bien le dilemme. La capacité de production de la fibre peut être augmentée, mais elle ne répond pas à la croissance de la demande, pays par pays. Car un peu partout dans le monde, au lendemain de la crise de 2007 – 2008, les programmes d’investissement dans les infrastructures télécoms ont repris et notamment en Chine, qui, à elle seule, absorbe la moitié de la production mondiale ! Les études de marché sont considérées, elle aussi, comme imprécises : « Les seuls chiffres qui paraissent fiables sont celles du CRU », souligne Jean-Pierre Bonicel.
Evolution de la pénurie sur la période actuelle, de 2012 à fin 2019. Source Sycabel 2017
Depuis 2016, le déficit par rapport à la demande mondiale se situerait entre 130 et 160 millions de km par an (Mkm/an).
En France, ces dernières années, la demande a oscillé entre 200 à 300.000 km de fibre par mois ; or elle pourrait bondir à 800 voire 900.000 km / mois d’ici à 2022, vu la dynamique enclenchée sur les déploiements FTTH. Et sans compter le déploiement de la 5G… également considéré comme peu prévisible s’agissant de câbles mélangeant fibres et courants porteurs.
Un transport coûteux
L’usine de Calais où nous sommes, ne produit que 5 M/km par an. Or 30 à 40% de cette production part à l’export. Donc force est de faire appel à d’autres usines de Prysmian. Problème : si les bobines de fibre optique, au sortir des usines de « fibrage », se transportent aisément, les tourets de câblage fini sont très lourds et encombrants, et nécessitent des engins de levage et des conteneurs. Ce qui entraine des surcoûts que les opérateurs ne sont pas prêts à payer.
Parts de marché de la fibre optique en Europe en 2017. Source Prysmian
En 2016, Prysmian, avec 5 usines de « préformes » de fibre dans le monde revendiquait une capacité de production de 30 Mkm / an. Le marché mondial était alors sous-estimé : il était question de 300 Mkm/an, alors que l’lUT l’évaluait, avec raison, à 420 Mkm/an pour la seule fibre mono mode (90% du marché).
Aujourd’hui, la tension sur le marché mondial de la fibre optique subsiste à un seuil considérable de 160 Mkm / an pour une production globale se situant entre 500 à 600 M km/an.
Quelques grands leaders se partagent le monde
A l’instar du secteur des processeurs et des mémoires, la production de préformes de fibre optique est concentrée entre quelques géants mondiaux dont l’américain Corning, le japonais Furukawa, le chinois YOFC et l’européen Prysmian qui doit bientôt absorber l’américain General Cable (*).
La pression exercée sur le marché de la fibre est donc bien réelle depuis quelques mois. En conséquence, tous les clients opérateurs ne sont pas servis avec les mêmes égards. « Il existe des bons et des mauvais payeurs », s’excuse-t-on chez Prysmian. Ou plutôt, il existerait de bons opérateurs prévoyants, capables de s’engager sur des contrats de commandes pluriannuels, et d’autres acheteurs moins sûrs, moins stratégiques…
Menace concurrentielle ?
Pour se permettre de faire le tri entre bons et moins bons clients, mieux vaut se trouver en situation de forte domination du marché, sinon en quasi-monopole. Pourtant, le groupe Prysmian peut redouter la concurrence en provenance d’Asie. D’où son insistance, relayée par les organisations professionnelles, à s’engager sur des spécifications de qualité, en référence à celles du CNET » (ex France Télécom), toujours appliquées par Orange, qui permettrait de garantir, il est vrai, la longévité des infrastructures sur 25 ans ou plus.
Il n’empêche : rien ne garantit que les marchés de l’Allemagne et du Royaume-Uni ne s’ouvriront pas aux fournisseurs de fibre asiatiques, le jour où ces deux grands pays se mettront à l’heure de la fibre FTTH…
La tension du marché mondial de la fibre optique atteint un seuil considérable de 160 M km sur 500 à 600 M km. Source CRU décembre 2017
Pour le moment, il est vrai aussi que le prix des « préformes » de fibre (*) reste plus élevé en Chine qu’en Europe. Mais qu’en sera-t-il en 2022 ou 2024 ?
Prysmian se dit capable d’optimiser sa production afin de réduire la tension actuelle. Il n’est pas question d’investir des milliards car rien ne dit que le marché se maintienne au niveau actuel après 2021 ou 2022 lorsque le taux d’équipement en FTTH atteindra celui du Japon (90%).
Des délais d’ajustement de 18 mois à 2 ans
Or, pour Prysmian, le temps d’ajustement de la production aux commandes signées est très long. Cette industrie ne constitue pas de stocks d’avance. Tous les câbles de fibre optique, du fait de la spécificité de chaque commande (longueur et nombre de fibres par « tubes », par câble fini, types de connecteurs, etc.) sont fabriqués sur commande.
Pour adapter l’outil de production des préformes aux commandes, le délai actuel est de 18 mois. Il en faut presque autant pour le « fibrage » (fabrication unitaire des fibres). Autre frein : le retour sur investissement des machines-outils numériques sophistiquées (dont les fours à plasma) serait de 8 ans… C’est beaucoup pour société cotée en bourse.
Alors que faire ? « Il est beaucoup moins couteux d’accélérer la production que d’augmenter la capacité », observe le management de Prysmian. D’où la mise en place du programme FastTrack, avec Dassault, visant à optimiser la chaine de production grâce à des QRcodes, à un tracking toujours plus précis de chaque lot et de chaque fibre. Les solutions RFID et IoT suivront.
On l’a compris : il ne faut pas s’attendre à un doublement de la capacité. En Europe, Prysmian peut produire 22 Mkm/an. Sa plus grosse usine située en Roumaine produira 15 Mkm /an d’ici à 2 ans – contre 5 Mkm/an actuellement à Calais, où il a fallu 5 ans et des aides publiques pour doubler la fabrication.
Un groupe bientôt américano-européen
Avec l’acquisition de General Cable, le groupe Prysmian devrait voir son chiffre d’affaires passer de 7,5 à 11 milliards d’euros et compter plus de 30 000 salariés. Il résulte de fusions / absorptions successives en Europe des activités « préformes » et fibres optiques de Philips, Nokia, Alcatel, Draka, Pirelli. Présent des 50 pays avec 82 unités de production, Prysmian possède des implantations industrielles en Amérique du Nord, au Brésil et en Asie. En France, Prymian fournit notamment Acome en « préformes ».
La fabrication complexe des préformes
Plus que celle de la fibre et du câblage, la fabrication des » préformes » reste une activité très couteuse en ressources industrielles, en énergie électrique et en capitaux. Elle consiste à fabriquer, dans des locaux où l’air est pressurisé, ces sortes de tubes de verre très pur de 15 cm de diamètre et de près de 2 m de long. La matière première provient de sables très riches en silice importés d’Amérique du nord (Appalaches). Le verre est agrégé par couches successives à l’intérieur et autour d’un tube creux de verre de 3 mm d’épaisseur et d’un diamètre de 4 cm.
Deux procédés existent : le FCVD (furnace chemical vapor deposition) qui dépose une quarantaine de couches, durant 16 heures, ou le PCVD (plasma-activated chemical vapor deposition) qui, durant 11 heures, dépose 2000 à 6000 micro-couches. Ce procédé de vaporisation de la silice nécessite un savant dosage de quatre gaz et de composants rares qui dopent la fibre (dont le germanium qui augmente l’indice de réfraction, et l’hexofluoroéthane qui le réduit…)
Ensuite le passage dans un four à une température de 2.000°C durant 4 heures permet « l’effondrement » (‘collapsing’) du verre au coeur de la préforme, une opération qui dure 4 heures. Puis la préforme de 15 cm est étirée verticalement dans des tours de 25 m de hauteur, jusqu’à obtenir la fibre optique – un filament d’un diamètre de 125 microns, soit un étirage de 1/1000ème. Grâce à un enrobage de résine (avec 12 colorations possibles) puis un gainage en polymère, la fibre supporte des courbures importantes sans se briser.
Chaque fibre, d’une longueur pouvant aller jusqu’à 50 km, est testée puis assemblée dans des câbles pouvant compter de 2 à 250 fibres. Il est possible d’assembler jusqu’à 60 « tubes » de 12 fibres, soit 720 fibres dans un seul câblage spécifique.
Source : zdnet.fr/ (23 mai 2018)