L’Observatoire national du suicide alerte sur la fragilité des chômeurs

Revue de Presse

Source : liberation.fr (10 juin 2020 )

Dans son dernier rapport, l’observatoire rattaché au ministère de la Santé appelle à un meilleur suivi des personnes sans emploi, particulièrement exposées. Et s’attarde sur les raisons avancées dans leurs lettres par des salariés qui ont mis fin à leurs jours.

  • L’Observatoire national du suicide alerte sur la fragilité des chômeurs
    Sur quoi peut-on se fonder pour estimer qu’un suicide est lié au travail ? Et comment savoir, dans le cas d’un chômeur, si c’est bien son absence d’emploi qui l’a poussé à mettre fin à ses jours ? L’Observatoire national du suicide, rattaché au ministère de la Santé, se penche sur ces questions dans son dernier rapport publié ce mercredi, en alertant tout particulièrement sur le sort des chômeurs.

Un premier constat est abondamment répété  : il peut être compliqué d’établir des liens de causalité entre le suicide et le travail (ou son absence) et, par conséquent, le phénomène est encore difficile à évaluer dans son ensemble. « Il n’existe pas actuellement de données nationales qui permettent de suivre l’évolution du nombre de suicides par profession, sur le lieu de travail et a fortiori liés au travail ou au chômage», écrivent ainsi les auteurs du rapport. Et les données officielles ne permettent pas d’aller très loin : en 2016 (dernière année étudiée), on a dénombré en France près de 9 300 décès par suicide (une baisse continue depuis les années 2000) et « la moitié de ces décès concern[ait] des personnes en âge de travailler, entre 35 et 64 ans». De quoi s’aventurer à supposer, tout de même, « que certains de ces suicides soient liés aux conditions de travail des personnes concernées ou à leur vécu d’une situation de chômage».

Les chômeurs, un public à risque

Certes, des études existent qui permettent d’établir si les suicides sont plus fréquents dans une profession ou une entreprise donnée. Mais « ce raisonnement statistique est […] fragile» car « la significativité des écarts de taux de suicide dépend d’effectifs souvent trop faibles dans les données par profession ou par entreprise», avertit l’Observatoire national du suicide, qui souhaite un développement des outils scientifiques pour quantifier ce fait social. Il est tout de même possible, selon lui, de relever que « deux secteurs concentrent les taux de mortalité par suicide les plus importants, à savoir la santé et l’action sociale». Suivent « l’administration publique (hors fonction publique d’État) et la construction». A l’inverse, les secteurs présentant les plus faibles taux de suicide sont « la production et la distribution d’électricité de gaz et d’eau ainsi que l’éducation (hors enseignants de la fonction publique d’Etat)», précise le rapport. Qui évoque également « certaines professions [qui] semblent davantage associées au risque suicidaire», tels les agriculteurs, les employés et les ouvriers, qui « ont un risque deux à trois fois plus élevé de décéder par suicide que les cadres», selon une étude de 2018.

Mais sans surprise, c’est l’absence de travail qui semble la plus « suicidogène», et qui inquiète le plus les chercheurs  : « Le risque de décès par suicide des chômeurs est supérieur à celui des actifs en emploi, en particulier chez les hommes entre 25 et 49 ans», selon l’Observatoire, qui relève que « ce risque augmente en cas de chômage de longue durée». Selon les auteurs, « les médecins généralistes auxquels s’adressent souvent ces personnes en détresse doivent être sensibilisés aux problèmes de santé des chômeurs». Et « les pouvoirs publics doivent considérer que la santé des chômeurs, véritables oubliés des programmes de prévention, constitue une grande cause nationale». 

Une alerte d’autant plus cruciale que les prochains mois pourraient voir augmenter dramatiquement le nombre de personnes licenciées au nom de la crise économique causée par le confinement. Pôle Emploi a déjà recensé 843 000 demandeurs d’emploi en plus au mois d’avril, soit une hausse inédite de 22%. Et la Banque de France prévoit que le taux de chômage pourrait grimper à 11,5% à la mi-2021, contre 7,8% au premier trimestre 2020, avant la crise sanitaire.

« J’en pouvais plus tu sais d’être dans cet enfer»

Il y a les statistiques, et il y a ce que chaque suicide associé au travail dit de ce dernier. « Le suicide d’une personne est un événement assez dramatique en soi pour qu’un seul cas de suicide, provoqué au sein d’une entreprise par des conditions de travail, suffise pour constituer à lui seul un fait significatif», relève le rapport. Une chercheuse, Sarah Waters, a analysé une trentaine de lettres de suicide et huit témoignages écrits par des proches des suicidés. Les lettres ont été écrites par des employés d’entreprises particulièrement concernées par le phénomène, comme France Télécom (devenu Orange), La Poste ou encore Renault. Le suicide a beau être « multifactoriel», ces lettres ne laissent généralement pas planer de doute sur ce qui a motivé le geste. Au contraire, elles ont souvent pour objet de déculpabiliser l’entourage du suicidé en pointant explicitement le travail. « Je devrais avoir tout néanmoins pour être heureux, une femme aimante, une fille adorable. Néanmoins, toute cette anxiété professionnelle a réussi à prendre le pas sur ma vie privée», lit-on dans un texte de 2012, cité dans le rapport.

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Dans ces lettres sont mis en cause de nombreux éléments tenant à l’organisation même du travail, ou plutôt parfois à sa « désorganisation». Celle-ci peut notamment conduire à des conflits de valeurs entre l’idée que l’on se fait de sa tâche et ce à quoi elle est réduite. « Depuis quelques années, La Poste a petit à petit détruit ses employés, les vrais postiers, ceux qui avaient le contact avec les gens», a ainsi écrit un facteur en 2016. Sont aussi évoquées l’intensité du travail et l’impossibilité d’atteindre ses objectifs  : « J’en pouvais plus tu sais d’être dans cet enfer», écrivait un suicidé en 2008. Apparaissent également l’empêchement de recourir aux structures de représentation, la répression syndicale ou bien encore des faits de harcèlement moral. « Je suis tout et rien. On m’humilie. C’est une descente aux enfers chaque jour», constatait un autre salarié, toujours en 2008. Tout cela concourant souvent à la volonté que ce geste final ait une utilité pour les autres  : « J’espère que mon geste servira à quelque chose et que mes collègues seront écoutés.»