Source : capital.fr (19 avril 2022 )
Fragilisés par une concurrence exacerbée, les opérateurs européens veulent se regrouper. Les grandes manœuvres ont commencé chez les géants français du secteur.
Pour l’instant, il a essuyé un refus poli. Mais ce n’est sans doute que partie remise. Début février, Xavier Niel a fait une offre de 11,25 milliards d’euros à Vodafone pour lui racheter sa filiale en Italie. L’opérateur britannique y est en effet à la peine : il a perdu 30% de marge depuis trois ans. Précisément depuis que le trublion français s’est lancé, en 2018, sur le marché du mobile italien avec sa méthode de flibustier, en cassant les prix.
Le fondateur de Free a conquis 8 millions d’abonnés mobile de l’autre côté des Alpes, pris 10% de part de marché et mis ses concurrents à genoux. En faisant entrer Vodafone Italie dans son panier, il s’adjugerait 26% du gâteau!
Cette offensive illustre bien l’état d’ébullition dans lequel se trouve l’industrie des télécoms en Europe. Partout, une concurrence féroce et la surabondance d’acteurs mettent les opérateurs en difficulté. C’est particulièrement vrai en Italie, en Espagne et en France où quatre opérateurs se disputent les clients : les forfaits y sont quatre fois plus bas qu’en Allemagne, six fois plus petits qu’aux Etats-Unis.
La guerre des prix a fait chuter leurs marges. Les cours de Bourse sont au plus bas, à l’image de Vodafone dont la valeur a été divisée par deux en cinq ans ou d’Orange qui a perdu 30%. C’est d’ailleurs pour cela qu’Iliad (Xavier Niel) et Altice Europe (Patrick Drahi) en ont profité il y a quelques mois pour sortir de la cote en rachetant à bon prix les actions sur le marché. Tous les opérateurs tentent de trouver une issue, cherchent à se vendre ou à se marier pour stopper l’hémorragie.
Et les milliardaires français – Xavier Niel mais aussi Patrick Drahi, Martin Bouygues ou Vincent Bolloré – semblent prêts à profiter de la situation pour rafler la mise. Coup de poker, coup financier ou bataille tactique, ils sont tous à la manœuvre.
Dans son bureau parisien, le propriétaire de Free ne s’en cache pas, il scrute les opérateurs en difficulté aux quatre coins du continent. « Chez Free, on a fait une carte d’Europe avec tous les pays où on est et ceux dans lesquels on veut s’implanter, confie Xavier Niel à Capital. On est à l’affût de tout.» En Italie, donc, où il a reçu le soutien du fonds d’investissement Apax Partners et de BNP Paribas pour financer son offensive. Mais aussi en Espagne ou en Allemagne. « On cible les opérateurs locaux des grands groupes européens. Ils auront besoin de vendre certaines filiales pour se redresser», ajoute Xavier Niel.
En Allemagne, il lorgne ainsi O2, la filiale de Telefonica qui n’en détient que 60% et pourrait la vendre pour renflouer sa branche espagnole qui souffre. Cela fait déjà huit ans que Xavier Niel a commencé à planter son drapeau en Europe en rachetant en 2014 la filiale d’Orange en Suisse. Puis, trois ans plus tard, il a mis la main sur le premier opérateur mobile irlandais Eir. Et l’an passé, il a raflé l’opérateur polonais Play. « Xavier a envie de faire un coup dans un gros pays. La compétition avec Patrick Drahi le stimule!», s’amuse un de ses amis.
Et pour cause, le propriétaire de SFR se montre lui aussi très actif. A l’été 2021, il a fait irruption chez British Telecom en prenant 12% de son capital. Six mois plus tard, il est monté à 18%. « Patrick Drahi a déjà commencé la consolidation européenne en rachetant SFR en 2015 puis, dans la foulée, Portugal Telecom, assure Arthur Dreyfuss, secrétaire général de son groupe Altice.
D’ici cinq à dix ans, les 85 opérateurs européens seront détenus par cinq à huit grands groupes.» Patrick Drahi veut être l’un de ces grands tycoons européens. Et il ne chasse que le gros gibier comme British Telecom. « Drahi ne vise pas de contrôle rampant comme Bolloré, explique un bon connaisseur de l’homme d’affaires. Il n’aime pas rester actionnaire minoritaire dans une entreprise.»
Mais a-t-il les moyens d’aller plus loin après avoir déboursé il y a un an plus de 3 milliards d’euros pour racheter 100% de son groupe Altice et le sortir de la Bourse? Les 50 milliards d’euros de dette portés par son groupe laissent les investisseurs perplexes. Certains le trouvent trop endetté, d’autres le suivent dans son aventure. Alors que les taux d’intérêt remontent, pas sûr qu’il puisse lancer une offensive de 20 milliards d’euros pour racheter 100% de British Telecom. Il pourrait certes s’associer à des fonds d’investissement comme il l’avait fait en rachetant Numericable à ses débuts en 2005.
Autre hypothèse, l’opération British Telecom serait purement opportuniste : « Patrick Drahi est monté au capital parce que c’est une entreprise sous-évaluée et qu’elle a un plan massif d’investissement dans la fibre», explique un de ses proches. On prête aussi à « l’homme du câble» la volonté de filialiser le réseau de British Telecom pour y faire entrer des fonds spécialisés dans les infrastructures – capables de financer les 18 milliards nécessaires au déploiement de la fibre en Grande-Bretagne – et surtout pour faire remonter des milliards d’euros de cash.
La Bourse pousse à ce type d’opération consistant à séparer les activités commerciales des infrastructures. C’est ce qu’avait fait Patrick Drahi en 2018 en vendant 49% du réseau de fibre de SFR pour 1,8 milliard d’euros à trois fonds d’investissement.
Une stratégie que Vincent Bolloré, premier actionnaire de TIM* (ex-Telecom Italia) avec 24%, a aussi empruntée. Il y a un an, l’industriel a ouvert le réseau de l’opérateur italien au fonds américain KKR pour 1,8 milliard d’euros. Mais cette campagne italienne du propriétaire de Vivendi (l’actionnaire de Prisma Media, éditeur de Capital) reste compliquée. Lorsqu’il y a débarqué, en 2015, il imaginait un autre meccano. Pousser à une fusion avec Orange pour prendre pied chez l’opérateur français. Ou alors avec Telefonica, créant un mastodonte européen.
Mais dans un secteur souverain comme les télécoms, les gouvernements ne sont pas prêts à lâcher leurs opérateurs historiques. L’arrivée de Xavier Niel en Italie a encore compliqué la donne, faisant chuter le cours de Bourse de TIM. KKR a d’ailleurs saisi l’occasion pour faire une offre d’OPA (rejetée) à 10,8 milliards sur TIM, ce qui valorisait l’action à 50 centimes d’euros alors que Vivendi est entré au capital à plus de 1 euro l’action selon les estimations. Ironie de l’histoire, Xavier Niel siège au conseil d’administration de KKR. « Nous avons Xavier Niel dans les pattes mais nous ne vendrons pas TIM», assure un proche de Vincent Bolloré, bien conscient que le fondateur de Free rêve de le déloger depuis des années.
C’est aussi pour ne pas se frotter à ses deux pires ennemis, Xavier Niel et Vincent Bolloré, que Martin Bouygues ne participera pas à cette course en Europe. « Nous ne nous mêlerons pas à la consolidation européenne, explique un de ses proches. Les télécoms sont des métiers locaux, sans synergies entre les pays, qui ont chacun leur réglementation.»
Martin Bouygues préfère rester sur ses bases françaises, et n’exclut pas une consolidation du marché national. En 2016, il avait failli vendre sa filiale télécoms à Orange, en échange de quoi il serait devenu l’actionnaire de référence de l’opérateur historique, autour de 10 à 15% du capital, aux côtés de l’Etat français qui détient 23%. Chez Bouygues, on considère que ce mariage a toujours du sens. Il permettrait de passer de 4 à 3 opérateurs et d’augmenter un peu les prix.
Bouygues mettrait un pied à l’international grâce aux positions d’Orange en Espagne, en Pologne et surtout en Afrique alors que Bouygues Telecom est 100% français. Ensuite, il assurerait au groupe de BTP une rente grâce au dividende régulier que verse l’opérateur historique. Dernier avantage et pas des moindres, Martin Bouygues coifferait au poteau ses rivaux Xavier Niel, Patrick Drahi et Vincent Bolloré qui rêvent, eux aussi, de mettre un pied chez Orange. Une hypothèse que Thomas Reynaud, le directeur général de Free, balaie avec aplomb : « Iliad jouera le rôle de consolidateur, car nous sommes l’acteur industriel de long terme du secteur en France.»
L’ancien France Télécom se retrouve donc au centre d’un « grand jeu» entre ces « milliardaires irrationnels», selon les mots de son P-DG Stéphane Richard en 2015. Le patron, qui quittera ses fonctions en mai prochain, a longtemps travaillé à une consolidation européenne. En 2017, il avait essayé un mariage avec Deutsche Telekom et l’an passé avec le britannique Vodafone. Chaque fois, ces opérations complexes se sont heurtées au refus de l’Etat français. « L’Etat privilégie un développement européen pour Orange mais a freiné tous nos projets qui allaient dans ce sens, s’agace le P-DG d’Orange au moment où il tire sa révérence. Il était aussi réticent au mariage avec Bouygues en 2016.»
Il appartiendra désormais à la nouvelle directrice générale Christel Heydemann et au président ou à la présidente d’Orange (dont on attend la nomination) de définir la stratégie. Au ministère de l’Economie, on répète depuis longtemps que l’Etat « n’a pas vocation à rester» chez Orange. Le patron de l’administration de Bercy l’a répété en novembre dernier.
…/….
Si Martin Bouygues semble le plus présentable, il a fort à faire par ailleurs. Son groupe vient de rafler Equans, la filiale de services à l’énergie d’Engie. Le projet de fusion de TF1 avec M6 va occuper la scène médiatique ces prochains mois. Les propos virulents de Xavier Niel (propriétaire du « Monde») et en retour de l’empereur du BTP (TF1) lors de leurs auditions au Sénat ont montré qu’ils étaient à couteaux tirés. Règlement des comptes à venir.
Le plan secret de la nouvelle patronne d’Orange
La nouvelle directrice générale, Christel Heydemann, va devoir se pencher sur la réorganisation d’Orange Business Services (OBS). Selon nos informations, un cabinet de conseil a été mandaté pour l’organisation de cette activité centrée sur les grandes et moyennes entreprises. Baptisé « Se mobiliser pour le futur», le plan concerne les 28.500 salariés d’OBS. Il s’agit de réduire de 15% les coûts à l’international afin de s’adapter au monde post-Covid, ce qui pourrait s’accompagner d’une réduction des effectifs de près de 700 postes hors de France. Orange n’a pas souhaité faire de commentaires à ce sujet bien que le groupe cherche à réaliser 1 milliard d’euros d’économies d’ici à 2023.
Un paysage européen très morcelé avec souvent quatre opérateurs par pays
Les consommateurs européens sont vernis. Ils bénéficient des tarifs parmi les plus bas au monde en raison d’une très forte concurrence. C’est par contre moins bon pour les cours de Bourse des sociétés cotées du secteur.
Chiffres 2021 quand ils sont disponibles. NC : non communiqué. NS : non significatif. Capital
*Prisma Media, éditeur de Capital.fr, et TIM appartiennent au groupe Vivendi.