Suicides à France Télécom : pourquoi la prévention n’a pas fonctionné

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Source : Extrait de alterecoplus.fr (24 octobre 2016)

Plus de 60 salariés de France Télécom (FT) se sont suicidés entre 2006 et 2010, selon les syndicats. Pourtant, dès 2006, médecins du travail et représentants du personnel tiraient la sonnette d’alarme. Il aura fallu la médiatisation de cette affaire en 2009 pour que la direction de l’entreprise suspende les plans de réorganisation NExT et ACT visant à pousser 22 000 salariés au départ et 10 000 à la mobilité.

Procès pénal

Au terme d’une enquête judiciaire de sept ans, le parquet a demandé en juin dernier le renvoi en correctionnelle de sept cadres dirigeants : le PDG Didier Lombard, son bras droit Louis-Pierre Wenes et le DRH du groupe Olivier Barberot sont poursuivis pour « harcèlement moral » ; leurs quatre principaux adjoints, pour « complicité ». Des réquisitions que le juge d’instruction devrait suivre, selon toute vraisemblance. Un procès pourrait donc avoir lieu d’ici à la fin 2017.
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En février 2010, au terme d’une enquête minutieuse, elle utilise l’article 402 du Code de procédure pénale pour signaler au procureur de la République les faits de « mise en danger d’autrui » et « des méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral » qu’elle a constatés. La conclusion de son rapport est accablante : « La direction de France Télécom a été alertée tout au long de ces années 2006-2009, par les CHSCT3, le CNHSCT, l’observatoire du stress, les médecins du travail, les organisations syndicales, l’Inspection du travail, les Cram [caisses régionales d’assurance maladie, devenues depuis Carsat, NDLR] et même par des décisions de justice. […] Les services de l’Inspection du travail et les CHSCT ont demandé tout au long de ces années que les risques psychosociaux soient évalués et que des mesures efficaces visant à les prévenir soient prises. »

« Tout le monde était terrorisé »
Dès la fin de l’année 2006, des médecins du travail soulignent dans leurs rapports annuels une augmentation importante des pathologies anxio-dépressives. L’AFP et Le Monde s’en font l’écho. Les « réorganisations » menées à partir de 2003, avec des incitations au départ en retraite non souhaité, des suppressions de postes sans réaffectation, puis les mobilités forcées à partir de 2006 ont nourri le désarroi. « Nul besoin d’être épidémiologiste pour établir la corrélation avec le travail, tellement le phénomène était massif, témoigne un ancien médecin du travail sous couvert d’anonymat. Quand je faisais une préconisation, on s’en prenait aux salariés que je surveillais. Tout le monde était terrorisé. » Il finira par démissionner, comme au moins treize de ses confrères. Venu du service des armées et arrivé dans le groupe en 2009, au plus fort de la crise, le Dr Le Mot tiendra seulement trois mois.

Pour Me Teissonnière, ce phénomène « est significatif d’un scandale de santé publique ».Tout au long des interrogatoires retransmis par le réquisitoire, les dirigeants du groupe répondent de façon évasive, minimisent ou se défaussent sur leurs collaborateurs. Ainsi, ils assurent aux enquêteurs qu’ils n’ont pas eu connaissance de ces rapports qui étaient transmis à la direction des relations sociales. Sans doute la médecin coordinatrice a-t-elle d’abord minoré le phénomène de souffrance au travail généralisé, comme plusieurs médecins du travail l’ont ressenti à l’époque. En 2007, elle préconise que les salariés exprimant leur mal-être reçoivent « une aide adaptée » pour « franchir un cap ».

Médecins en porte-à-faux

Suite à l’initiative d’un médecin du travail de Bretagne, la direction décide alors de généraliser, pour les salariés en difficulté, la création de cellules d’écoute comprenant le médecin du travail maison, le responsable RH, un assistant social et un psychologue. Des médecins du travail de l’entreprise sont convoqués à Paris par Nathalie Boulanger-Depommier, directrice des actions territoriales. « En substance, elle nous a prévenus que les réorganisations allaient faire des dégâts », relate un médecin présent à la réunion. A ceux qui s’inquiètent d’un risque d’atteinte au secret médical à travers les cellules d’écoute, elle répond : « Vous êtes payés par France Télécom, vous exécutez. » Lors de la réunion, Louis-Pierre Wenes, le numéro deux du groupe, surveille la salle. « Ceux qui avaient fait des remarques ont été convoqués par leur directeur de site », se souvient ce même praticien.

Contraints de participer, les médecins se retrouvent en porte-à-faux. « Pour les salariés, il était clair que nous n’étions plus une voie de recours », note l’un d’eux. Le Conseil de l’ordre des médecins émet d’ailleurs aussitôt « les plus extrêmes réserves » sur les cellules d’écoute, et le médecin du travail de Bretagne qui en est à l’origine recevra un blâme de l’instance ordinale. En outre, l’inspectrice du travail Sylvie ­Catala estime que ces cellules interviennent trop tard, quand le travailleur est déjà sérieusement affecté.
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Les premiers résultats de l’enquête par questionnaire menée par cet observatoire sont édifiants. Sur 3 500 répondants, 15 % sont en situation de détresse et 80 % considèrent que leur emploi est menacé ou dégradé. Des proportions confirmées par le rapport du cabinet d’expertise Technologia publié en mai 2010. Mais les prévenus contestent la réalité de ces chiffres et le sérieux des enquêtes. Invité sur BFM Radio en novembre 2007, le DRH Olivier Barberot dénonce publiquement les résultats et prétend qu’une contre-enquête interne dit au contraire que le moral est au beau fixe. Quelques mois plus tôt, le CNHSCT avait interpellé la direction.
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Il faut pourtant attendre le 15 septembre 2009 pour que le ministre du Travail de l’époque, Xavier Darcos, mette le holà. Il convoque Didier Lombard et Olivier Barberot. S’ensuit une série d’annonces, puis c’est la fin des mobilités forcées. L’ancien DGT insiste : « L’Etat a fait le job, et l’inspectrice du travail a eu une liberté totale dans l’élaboration du dossier. » « Sans la médiatisation, ça aurait pu durer encore longtemps. L’Etat s’est réveillé fin 2009, mais, en tant qu’actionnaire majoritaire, il savait ce qui se tramait », soutient Laurent Riche, de la CFDT.
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Carte blanche de Bercy ?

Les dirigeants ont-ils eu « carte blanche de Bercy » ?, s’interroge un ancien médecin du travail.
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Cette enquête a été initialement publiée dans le magazine Santé & Travail, N°96, octobre 2016.