Le droit à la déconnexion pour les salariés, c’est maintenant?

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Source : challenges.fr (21 décembre 2016)

A compter du 1er janvier 2017, les entreprises de plus de 50 salariés devront ouvrir des négociations sur le droit à la déconnexion et mettre en place des dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congés ainsi que de la vie professionnelle et familiale. C’est en tout cas ce qui ressort du nouvel article L2242-8 du Code du travail. Un moyen parmi d’autres de prévenir le burn-out. Selon une étude réalisée par le cabinet Technologia, 12% de la population serait en risque élevé de burn-out. Patrick Thiébart, avocat associé au cabinet Jeantet spécialisé en droit social décrypte les enjeux pour les entreprises de ce changement radical.

Pourquoi légiférer pour instaurer des négociations sur le droit à la déconnexion dans les entreprises de plus de 50 salariés au 1er janvier 2017?

Grosso modo, aujourd’hui les salariés passent 30% de leur temps par jour à checker leur courrier électronique. Et la proportion de courriers électroniques ne cesse d’augmenter. On les checke au fil de la journée et on ne peut pas se concentrer sur des travaux de fonds. 2 problématiques naissent de ses usages non contrôlés des outils numériques :

Le risque sur le processus décisionnel : le salarié est en situation de surinformation. Trop d’information tue l’information, cela complexifie leur utilisation et sélection. Cela engendre inévitablement une baisse de la productivité des salariés car ils sont interrompus en permanence. Il est très difficile de se montrer créatif dans un environnement où on est stoppé sans cesse.
Le risque sur la santé des salarié : ils peuvent avoir le sentiment de ne jamais pouvoir rattraper le flot d’information déversée. Cela génère de l’anxiété, de l’angoisse et l’irritabilité. Cela peut conduire au harcèlement moral selon la définition de la Cour de cassation et peut générer des burn-out. Ainsi cela peut conduire à une violation pour l’employeur d’assurer la sécurité des salariés sur le lieu de travail car ce n’est pas une obligation d’assurer ses meilleurs efforts mais une obligation de résultat.

La France crée avec cette disposition de la Loi Travail, le premier outil au monde sur le droit à la déconnexion. C’est en réalité surprenant car ce principe a une valeur constitutionnelle. Sauf que dans la réalité, de nombreuses personnes travaillent de chez elles, en infraction par rapport à la Constitution et maintenant aussi à la loi.

Qu’en est-il des obligations à mettre en oeuvre au 1er janvier 2017?

La législation impose un droit à la déconnexion pour le salarié par une obligation de négocier pour l’entreprise avec les organisations syndicales dans le cadre de la négociation sur la qualité de vie au travail et l’égalité hommes-femmes (loi Rebsamen) à partir du 1er janvier 2017. C’est en réalité de la soft law car le texte est très peu précis. A part indiquer qu’il doit y avoir une négociation, on ne sait pas grand-chose d’après l’article L2242-8 du Code du travail. Si aucun accord n’est trouvé, il faut passer par une charte qui devra énoncer les modalités du droit à la déconnexion. Il n’existe pas de sanction pour l’employeur s’il ne respecte pas son obligation de négocier.

Du coup quelles peuvent être les mesures concrètes à prendre ou à mettre en oeuvre?

Ce qu’il ne faut pas faire, c’est couper le serveur à certaines heures selon la logique primaire « d’enlever la prise ». Ce n’est pas une solution car les e-mails sont écrits pendant ce temps-là mais vous ne les recevez pas effectivement. C’est encore moins une solution pour les entreprises qui bossent 24 heures sur 24 ou travaillent avec l’étranger. Cela n’a pas de sens et est à abandonner.

Il faut poser les règles d’un usage raisonnable et raisonné des outils informatiques. Il n’existe rien de plus impersonnel ou de plus froid qu’un e-mail. Sensibilisons les salariés aux règles de bon sens et courtoisie avec des formules de politesse, la possibilité de désactiver la fonction répondre à tous utilisée par les activistes des e-mails pour montrer qu’ils sont très occupés. Cela instaurera un nouveau fonctionnement du travail en entreprise.

Quelques règles de bonnes pratiques peuvent être mises en place pour lutter contre l’infobésité :

Savoir se déconnecter au bureau : on a tous en tête de se déconnecter en dehors du temps de travail. Mais des accords et chartes doivent prévoir la déconnexion au bureau. Comment être productif si on passe son temps à checker ses e-mails? Savoir donner des priorités à ses tâches permet de générer plus de productivité et de créativité. Orange a signé un accord connexion et déconnexion durant le temps de travail. On est tous pollués par les smartphones en réunion par exemple. Il faut savoir déconnecter au bureau. Ces règles sont à affiner dans chaque détail.
Savoir désacraliser l’e-mail : c’est fini l’ère de l’e-mail roi. Il n’est plus possible de l’associer au fait qu’il doit déclencher une action instantanée. Les e-mails n’appellent pas nécessairement une réponse immédiate et à plus forte raison en dehors des heures normales de travail. Un juge ne sanctionnera pas le fait d’envoyer un mail à 21 heures ou 22 heures. Le harcèlement moral implique une répétition dans le temps. Solvay a par exemple adopté une charte en février 2016 sur le bon usage de la messagerie électronique.
Il faut former les managers. Lorsque votre management fait partie des e-mailers compulsifs, ils entraînent leur équipe dans leur dérive. L’employeur qui n’a pas mis en place une charte peut être poursuivi pour harcèlement moral. Il faut sensibiliser les encadrants pour avoir des comportements différents au sein de l’entreprise. C’est au manager de montrer l’exemple, de mettre en avant le respect de son équilibre vie privée, vie professionnelle. Il doit à chaque fois peser le travail qu’il demande à son salarié. La charge de travail c’est comme la température : il existe la charge de travail réelle et celle ressentie par le salarié. Il peut y avoir plusieurs degrés d’écart. Il faut passer de la culture du présentéisme où le manager voulait voir et même toucher le membre de son équipe à des salariés plus nomades qui sont bombardés d’e-mails pour être sûr de ce qu’ils doivent faire. Le bon manager est celui qui privilégie la communication directe aux e-mails. C’est stupide de considérer le bon manager comme celui qui fait avancer son équipe à marche forcée. On associe pourtant à tort l’e-maileur compulsif à quelqu’un d’actif. C’est en réalité de l’activisme forcené.

Mais comment peut-on traduire ces bonnes intentions dans la réalité de l’entreprise?

Il faut pour faire un accord ou une bonne charte, de l’information. Si vous voulez savoir si un département dans l’entreprise est en surtension, vous devez établir un bilan quantitatif des usages numériques. Par exemple le volume d’e-mails envoyés par jour, par semaine, l’utilisation de la messagerie électronique. Cela permet de détecter une surconsommation d’e-mails. Vous devez au préalable informer et consulter le comité d’entreprise et le comité CHSCT. Orange propose sur la base du volontariat, à chaque salarié, un bilan individuel de ses usages numériques. L’information remontera ensuite à un comité ad hoc qui peut être constitué du DRH, du responsable du système informatique et même du médecin du travail.

Le bilan volumétrique du courrier électronique va alors montrer les services qui sont en surconsommation de mails. Il faut mettre en parallèle les résultats qui seront obtenus avec ceux de l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité) qui établit des indicateurs sur le mal être au travail. Les indicateurs peuvent être par exemple : l’absentéisme, le nombre d’arrêts maladies, le nombre de jours de congés pris, les mouvements du personnel, les démissions ou licenciements et les arrêts de travail. C’est une base objective. Il ne suffit pas de prendre un accord simplement pour couper le serveur mais peser sur le travail réel en profondeur avec des mesures intelligentes.

Il faut poser des règles intelligentes. Un trop gros nombre d’e-mails peut souvent marquer un manque criant de sous-effectifs. Au-delà de la déconnexion, il faut revoir son organisation et les conditions de travail. Celui qui dit : « chez nous tout marche super bien, ce n’est pas un bon chef d’entreprise ». Car on peut toujours améliorer l’organisation de l’entreprise.
Pourquoi d’autres ne l’ont pas mis en place ?