Droit à la déconnexion : les « digital natives » maîtrisent

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Source : lemonde.fr (02 février 2017)

« La loi travail du 8 août 2016 rend obligatoire une négociation sur la régulation de l’utilisation des outils numériques ». vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que la vie personnelle et familiale ». BLAKE PATTERSON/FLICKR/CC BY 2.0

Le droit à la déconnexion entre dans les mœurs de l’entreprise. La loi travail du 8 août 2016 rend obligatoire une négociation sur la régulation de l’utilisation des outils numériques « en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que la vie personnelle et familiale ».

A défaut d’accord, l’employeur est tenu d’élaborer une charte de bonne conduite, veillant à un usage raisonnable. Mais ce droit, c’est-à-dire la possibilité pour les salariés d’éteindre leurs outils nomades lorsqu’ils ne travaillent pas, a-t-il un sens pour les jeunes cadres, pratiquement nés avec un smartphone à la main ?

Connexion anxiogène

A 27 ans, Ibrahim, analyste sécurité des systèmes d’information dans un groupe de télécoms, ne laisse jamais son téléphone professionnel loin de lui. Et quand une notification tinte, il regarde immédiatement : « C’est une forme de curiosité, une envie de savoir ce qui se passe en temps réel. Je ne réponds pas, sauf cas d’urgence, mais je reste à l’affût des news, comme je le fais quand je suis connecté sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire tout le temps ! Malgré tout, j’essaie maintenant de mettre une barrière pour me consacrer à des projets personnels. Parfois, j’éteins mon téléphone pour éviter toute tentation de consulter ma messagerie pro. »

Selon un sondage IFOP « Les cadres et l’hypercorrection » de juin 2016, 77 % des cadres ouvrent leur mail en dehors du bureau ; ils sont 82 % à juger anxiogène cette connexion quasi-permanente.

On ne note pas vraiment de fracture générationnelle : les 50-64 ans sont 80 % à lire leurs mails le week-end et en vacances, tandis que les moins de 35 ans le font à 77 %. Ces derniers consultent leurs communications professionnelles pour éviter d’éventuelles remarques d’un supérieur hiérarchique (21 %). Et ils se disent plus stressés (50 %) que leurs aînés (44 %) par le fait de se déconnecter.

Couper le cordon informatique

Pour Benjamin, 28 ans, chef de projet dans une société d’assurances, la connexion apporte surtout de la flexibilité : « Je peux demander à partir plus tôt et travailler chez moi. Je ne ressens pas de pression particulière ; je me connecte si je me suis engagé à faire une tâche à la demande de mon manager. Sinon, je ne le fais pas. C’est aussi aux salariés de s’autogérer. »

De son côté, Camille, 28 ans, gestionnaire de projet dans un cabinet de conseil en management, n’éprouve aucun mal à couper le cordon informatique avec son entreprise : « Je ne consulte jamais ma messagerie professionnelle à mon domicile. Je m’organise pour ne pas ramener de travail chez moi, quitte à arriver plus tôt au bureau ou en repartir plus tard. »

« Nous avons une vision un peu faussée des moins de 30 ans, constamment connectés, accomplissant plusieurs tâches en même temps et confondant urgence et importance, estime Francis Jauréguiberry, professeur à l’université de Pau. En réalité, ils font montre d’une grande plasticité dans leur utilisation des outils numériques pour maîtriser les flux entrants qui dérangent. Ce seraient plutôt les quadragénaires qui se laissent happer par les mails du soir et week-end. » Une pratique qui est liée au niveau de responsabilité, mais pas uniquement.

Les risques des outils nomades

Le fait d’être « digital native » rendrait les jeunes cadres davantage conscients des risques des outils nomades : « Nous savons intuitivement qu’ils servent à la communication, au réseautage, au travail, aux loisirs, etc., estime Camille. On instaure des barrières plus ou moins étanches entre ces usages. On a peut-être une capacité plus grande que des collègues âgés à prendre de la distance avec les communications professionnelles. »

Les jeunes diplômés ne voient pas la surconnexion au travail comme un mal, ni la déconnexion comme salvatrice, selon Cindy Félio, chercheuse associée au laboratoire MICA (Médiations, informations, communication, arts) de l’université Bordeaux-Montaigne : « S’ils assument une certaine porosité entre vie professionnelle et vie privée, ils sont assez lucides sur les exigences de leur poste tel que décrit dans leur contrat de travail. Et donc, s’il est légitime ou pas d’être sollicité en dehors des heures de bureau pour accomplir une tâche. » Encore faut-il s’autoriser à dire non, ce qui n’est pas toujours facile dans un premier emploi.

Vincent, 34 ans, consultant dans une entreprise internationale de conseil, a connu un temps d’apprentissage : « Plus jeune, je traitais toutes les demandes comme une urgence, à n’importe quelle heure. Maintenant, je fais le tri entre les mails, je sais à quel moment je dois être en alerte et à quel moment je peux me déconnecter sans problème. » Mais à travailler 50 heures par semaine, avec la perspective de devenir manager, ce n’est plus tant la connexion qui pose question…