Loi travail : l’interprétation des juges attendue au tournant

Revue de Presse

ANALYSE – Les différentes ordonnances qui réforment le Code du travail ayant été votées, nombre d’entreprises devraient commencer par jouer la carte de la prudence pour voir dans quel sens le vent de la jurisprudence tournera.

Le pari est plus risqué qu’il n’en a l’air. Le gouvernement le répète à l’envi : les ordonnances réformant le Code du travail (dont la loi de ratification est actuellement examinée au Sénat) vont redonner confiance aux entreprises et attirer les investisseurs étrangers, en leur apportant davantage de prévisibilité et de sécurité juridique. Le temps des incertitudes, des règles illisibles et inflexibles serait ainsi révolu. Mais c’est oublier que les juges ne perdent pas voix au chapitre. Bien au contraire. Et comme à chaque nouvelle loi, ils ne vont pas se priver d’user de leur pouvoir d’interprétation des zones d’ombre et failles des mesures contenues dans les ordonnances, au risque d’entretenir in fine cette incertitude que l’exécutif cherche à gommer. Il suffit, pour s’en convaincre, de se remémorer l’interprétation restrictive en 2011 de la chambre sociale de la Cour de cassation sur la mise en œuvre du forfait jour – un dispositif dérogatoire aux 35 heures – qui a ouvert la voie à de nombreux contentieux sur le paiement des heures supplémentaires.

Les juges pourraient par ailleurs interpréter à outrance le nouveau dispositif de ruptures conventionnelles collectives

Sur les ordonnances, les juges devraient ainsi s’en donner à cœur joie sur le plafonnement des dommages et intérêts que les salariés peuvent réclamer devant le Conseil de prud’hommes en cas de licenciement abusif. Cette mesure phare de la réforme du Code du travail, poussée depuis deux ans par Emmanuel Macron, vise à donner de la prévisibilité aux employeurs,qui peuvent désormais estimer les coûts que généreront de potentiels licenciements. Mais rien ne garantit que les magistrats, qui voient d’un mauvais œil cette atteinte à leur liberté souveraine d’interprétation, appliqueront les plafonds sans broncher. Ils pourraient, au contraire, jouer sur d’autres terrains pour conserver leurs prérogatives. Par exemple, en reconnaissant plus facilement des licenciements pour cause de harcèlement moral ou discrimination, des cas échappant au barème et que les salariés entendent invoquer en vue d’obtenir des indemnités plus importantes.

Les juges pourraient par ailleurs interpréter à outrance le nouveau dispositif de ruptures conventionnelles collectives (RCC), qui vise à sécuriser les plans de départs volontaires collectifs via des accords d’entreprise conclus entre les employeurs et la majorité de syndicats. Et pour cause. La Cour de cassation ne s’est pas privée, au fil des ans, pour encadrer les ruptures conventionnelles individuelles. Adoptées en 2008 afin de faciliter la séparation à l’amiable entre un employeur et son salarié, elles connaissent aujourd’hui un fort succès.

Certains juristes tablent sur au moins cinq ans poury voir plus clair

Les entreprises comme PSA, Teleperformance ou la Société générale n’ont en effet pas attendu bien longtemps pour s’emparer du nouveau dispositif. Mais le juge administratif, que les syndicats ou les salariés peuvent saisir dans un délai de deux mois pour contester l’homologation par le ministère du Travail d’une RCC, aura son mot à dire sur des aspects clés. À commencer par les conditions dans lesquelles les entreprises peuvent ou pas procéder à des licenciements si la direction ne trouve pas d’accord majoritaire.

Enfin, l’appréciation par le juge des difficultés économiques d’une filiale française d’un groupe international va également être regardée de près. Avec les ordonnances, une filiale peut désormais procéder à des licenciements économiques si elle rencontre des difficultés financières et ce, même si sa maison mère se porte bien. Chère à Emmanuel Macron déjà lorsqu’il était ministre de l’Économie, cette mesure vise à séduire les investisseurs étrangers. Sauf que le juge conserve, bien évidemment, un large pouvoir d’appréciation des difficultés économiques invoquées par les filiales dans l’Hexagone.

Nombre d’entreprises devraient donc commencer par jouer la carte de la prudence pour voir dans quel sens le vent de la jurisprudence va tourner. Les premières à essuyer les plâtres des nouvelles dispositions permises par les ordonnances Pénicaud serviront d’exemples aux autres. Et le sort accordé à leurs contentieux pèsera fort sur l’avenir des dispositifs. Quoi qu’il en soit, certains juristes tablent sur au moins cinq ans poury voir plus clair! Pas sûr qu’Emmanuel Macron, qui a promis les premiers résultats de sa politique dans 18 à 24 mois, patiente jusque-là.

Source : lefigaro.fr (24 janvier 2018)