Depuis qu’il a été nommé haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye ne s’était jamais exprimé. Il donne ce jeudi le coup d’envoi d’une vaste consultation auprès des Français.
C’est le prochain grand bouleversement qui attend les Français. Après les ordonnances Travail, la loi sur la formation, l’apprentissage et l’assurance chômage, place à l’acte 3 du projet de société voulu par Emmanuel Macron : la retraite par points. « Nous créerons un système universel des retraites où un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui a cotisé », avait promis le candidat d’En Marche sur son site de campagne. Une promesse et un engagement : « Nous ne toucherons pas à l’âge de la retraite, ni au niveau des pensions ».
Salariés, fonctionnaires, agents des 42 régimes spéciaux… Tout le monde sera logé à la même enseigne. Ce vaste big bang doit permettre au citoyen d’avoir un compte individuel de droits à la retraite – selon des règles identiques pour tous – acquis via un système de points (un peu sur le modèle des caisses de retraite complémentaires) accumulés tout au long de sa vie.
« Ma crainte, ce n’est pas le risque des manifestations, c’est que le système ne soit pas juste »
Pour l’heure, c’est Jean-Paul Delevoye, le haut-commissaire à la réforme des retraites, qui pilote le chantier des discussions prévues jusqu’à la fin de l’année. C’est l’homme clé de cette réforme à hauts risques.
« Ma crainte, ce n’est pas le risque des manifestations, c’est que le système ne soit pas juste, pas simple et pas équilibré financièrement », nous confie-t-il dans son bureau niché dans un des étages du ministère de la Santé et des Affaires sociales où trône une lithographie de l’un de ses mentors, Philippe Seguin. Ancien président du CESE (Conseil économique et social), mais aussi ex-médiateur de la République, il a également à ses galons la réforme Fillon de 2003.
« C’était lui le grand horloger, une sorte de ministre du Travail bis de l’ombre, celui qui a fait passer la réforme auprès des syndicats », affirme un ancien conseiller social de la droite. Sa méthode est lestée de décennies d’habiletés et de rondeurs. « J’appelle ça du dialogue constructif basé sur l’intelligence collective », revendique Jean-Paul Delevoye.
« Faire tomber les inquiétudes et écouter les Français »
Son calendrier est éminemment chargé pour 2018. D’avril à la fin de l’année, il reçoit à tour de bras syndicats, patronat et parlementaires. A partir de ce jeudi, il lance un vaste dispositif de « participation citoyenne » pour prendre le pouls des Français, via une plateforme sur Internet. « Tout l’intérêt de ces consultations est de faire tomber les inquiétudes et d’écouter ».
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Après, viendra le temps des décisions et des annonces sur une réforme qui reste pour le moins très floue. Le gouvernement doit lever le voile début 2019, pour un projet de loi discuté à l’été 2019. Et une mise mise en œuvre différée à 2025, conformément à la promesse d’Emmanuel Macron.
En attendant, le haut-commissaire à la réforme des retraites revient sur la méthode, le système par points pour tous, les gagnants et les perdants de la future réforme, l’âge de la retraite et la capitalisation.
LA MÉTHODE
Vous lancez ce jeudi une participation citoyenne sur la future réforme des retraites. Pourquoi une telle démarche ?
JEAN-PAUL DELEVOYE. La réforme que nous préparons n’est pas une simple réforme. Toutes celles conduites depuis 30 ans avaient pour but de réduire un déficit colossal. Aujourd’hui, nous n’avons pas le couteau sous la gorge. La mise en place d’un système universel de retraite s’inscrit dans le projet de société souhaité par Emmanuel Macron : libérer le travail, protéger les salariés et renforcer la solidarité intergénérationnelle. Les jeunes ne croient plus dans le système des retraites, les retraités pensent que leur retraite va baisser et les futurs retraités s’interrogent sur les conditions dans lesquelles ils partiront. Cela concerne donc chacun d’entre nous. Notre méthode de dialogue basé sur l’intelligence collective consiste à permettre à chacun des acteurs de contribuer à la réflexion. Nous menons des discussions pendant toute l’année 2018. C’est dans ce cadre que s’inscrit la consultation avec les citoyens.
N’est-ce pas paradoxal de demander aux Français de se prononcer sur une réforme très complexe, alors même qu’ils n’en connaissent pas le contenu ?
Les citoyens ne croient plus aux discours politiques. Pour changer de comportement, ils ont besoin de s’approprier les enjeux et que les décideurs puissent les associer aux décisions. Du 31 mai au 25 octobre, une plateforme propose à chacun de réfléchir aux différents scénarios, aux enjeux de la mise en œuvre pratique du principe « un euro cotisé = même droits ». Ce sont des questions simples avec des réponses simples. Les internautes pourront voter, commenter et faire des propositions. Des ateliers en région, ouverts à tous, seront organisés entre juillet et octobre. En fin d’année, l’ensemble des contributions seront recueillies et je présenterai une synthèse aux décideurs politiques.
LE SYSTÈME PAR POINTS POUR TOUS
Quelles seront les caractéristiques du système par points, le pilier de la réforme ?
Dans un monde qui bouge à toute vitesse, il s’agit de bâtir un nouveau système le plus adaptable au parcours de chacun. Le système par points permettra de le rendre plus lisible, plus juste et adapté à la société de demain. Le revenu donnera un droit à points, vous aurez une portabilité des droits quel que soit le type d’employeur et le secteur. L’objectif est qu’à carrière identique, revenu identique, la retraite soit identique. Aujourd’hui, si vous avez un parcours dans la fonction publique ou dans le privé, vous n’avez pas la même retraite. Cela concourt à un sentiment d’inégalités profondes dans la société française. Si nous pouvons bâtir un régime dans lequel sont englobés tous les salariés du privé et du public, en faisant en sorte que chacun ne se sente pas lésé, cela renforcera une solidarité et la solidité du système.
Quand seront présentées les grandes lignes de la réforme ?
Nous avons d’abord un an de discussions. L’année 2018 est divisée en deux : au premier semestre nous bâtissons le « schéma cible » de ce nouveau régime universel. Autrement dit, est-ce que dans le même régime de base on met 98 % des actifs, soit tous les fonctionnaires, quasiment tous les salariés du privé et les indépendants. Avec une convergence des taux de rendement, des taux de cotisations employeurs et des taux de cotisations employés. Pour les fonctionnaires, on intègre les primes dans le calcul de la retraite. L’objectif est d’arriver à un schéma simple : qu’il s’agisse d’un fonctionnaire, d’un salarié du privé ou d’un indépendant, s’ils gagnent la même somme d’argent pendant 40 ans, l’un et l’autre auront la même retraite. Le système par points s’appuiera uniquement sur la durée totale de carrière avec des règles identiques pour tous.
Que vont devenir les 42 régimes spéciaux ?
Cette question sera abordée au deuxième semestre. On va regarder quelles sont les différences avec le régime universel, les convergences possibles et les spécificités qu’il est justifié de maintenir comme par exemple pour les militaires ou pour les régimes des indépendants. Tout le monde oublie que les régimes spéciaux ont déjà été réformés. Le pas qui reste à faire est abordable. Mon rôle sera de dire comment on justifie une différence, visant à donner des points supplémentaires à certains et pas à d’autres, et comment on accélère les convergences quand c’est possible.
LES GAGNANTS ET LES PERDANTS
Dans toute réforme, il y a des perdants et des gagnants…
On est en train de faire ces simulations qui seront traitées au second semestre. Il est parfaitement possible de mettre en place ce nouveau système en renforçant le niveau de solidarité, pour ceux qui éventuellement seraient perdants ou gagnants.
Le système par points est basé sur les revenus du travail. Y aura-t-il des compensations pour les chômeurs, les personnes handicapées, les mères qui s’arrêtent pour élever les enfants…
Il n’y aura pas de dérapage budgétaire. Cette réforme se fera à enveloppe constante ; elle maintiendra et consolidera les solidarités qui seront l’un des piliers du nouveau système : cela concerne les droits familiaux, la majoration pour enfants, les périodes d’invalidité, les séquences de chômage, les minima de pension et la pension de réversion. Cela représente aujourd’hui 20 % du volume des retraites, soit 60 milliards d’euros. Mais il faudra clarifier et déterminer la nature du financement. Par exemple, si l’on estime que la majoration pour enfants est une politique de caractère familial, doit-elle être financée par la solidarité des salariés ou par la solidarité nationale via l’impôt ? Voilà un des débats que nous devrons avoir.
Et pour les précaires ?
Nous sommes en train d’en discuter. Avec l’évolution des métiers, nous voyons apparaître de plus en plus de métiers d’ubérisation avec de faibles rémunérations et sans droits. Comment faire en sorte d’accorder l’octroi de points, sachant qu’il n’y aura pas de points gratuits ? Tous ces sujets sont sur la table.
L’ÂGE DE LA RETRAITE
L’âge de départ à la retraite à 62 ans va-t-il disparaître ?
Dans un système à points, la notion de durée disparaît. C’est votre nombre de points qui vous permet un arbitrage personnel : j’ai assez de points, ma retraite me paraît suffisante, donc je pars. A l’inverse, je n’ai pas assez de points, je reste. Cela permet de respecter la liberté de choix. Mais nous pensons que si l’on supprime toute référence nous pouvons nous retrouver avec un certain nombre de personnes qui, comme en Suède, partiront plus tôt mais se retrouveront avec de toutes petites retraites. Nous avons besoin de garder un seuil en-dessous duquel ils ne peuvent pas partir pour éviter que cela pèse sur la solidarité nationale. L’âge actuel de 62 ans devrait être conservé.
LA CAPITALISATION
La réforme prévoit-elle une part de capitalisation, comme en Suède ?
Je suis allé en Suède, comme en Allemagne et en Italie. Ma conviction est qu’il faut construire un système qui correspond à l’ADN français, avec le maintien d’un système de répartition par cotisation couvrant un maximum d’actifs. Le système suédois est difficilement applicable en France. Là-bas, il y a une part importante de capitalisation avec 800 fonds de pension. Ce n’est pas du tout notre philosophie. Mais, dans notre futur régime universel, la question se pose pour les plus gros salaires qui excéderaient un certain plafond (au-dessus de 120 000 € de revenus, 160 000 € ou plus) qui doit encore être arbitré. Plusieurs scénarios sont sur la table : faut-il alors un régime complémentaire obligatoire ? Ou une épargne individuelle, éventuellement en capitalisation ? Le débat est posé. Cela concernerait au plus 200 000 à 300 000 personnes. Ce sera traité au second semestre.
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Source : Leparisien.fr (31 mai 2018)