« 708 mails alors qu’il est en arrêt pour burn-out »

Revue de Presse

Licencié pour inaptitude, Xavier réclame 1,15 million d’euros aux prud’hommes à son employeur… qui lui en demande 150 000.

Les conflits qui animent les prud’hommes reflètent quotidiennement notre histoire sociale. L’audience en bureau de jugement est publique. Régulièrement, une journaliste de L’Express assiste aux débats. 

Nanterre, conseil des prud’hommes, section encadrement, le 18 juin 2018 à 11h40

Le président est entouré de deux conseillères et d’un conseiller. Face à eux, les deux avocats de Xavier et celui de son ex-employeur. 

Le président : Pouvez-vous nous rappeler vos demandes ?  

L’avocate de Xavier : Nous demandons au conseil de prononcer la résiliation judiciaire du contrat de travail, même si le salarié a été licencié le 22 février 2018 pour inaptitude, car l’employeur a violé son obligation de sécurité de résultat de résultat en matière de protection et de la sécurité des travailleurs. 

Nous réclamons 257 103,44 euros de dommages et intérêts, représentant 12 mois de salaire. En conséquence de la résiliation judiciaire, nous demandons 64 275,87 euros d’indemnité compensatrice et 6427,58 euros de congés payés afférents, 5597,38 euros nets d’indemnité complémentaire de licenciement, 10 135,67 euros d’indemnité compensatrice de congés payés ainsi que 771 310, 44 euros d’indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse représentant 36 mois de salaire, 25 000 euros de rappel de salaire correspondant au paiement par tiers de la rémunération de mon client pour l’exercice clos le 31 mai 2017 et 10 000 euros d’article 700. 

Le président (à l’avocat de l’employeur) : En demande reconventionnelle ? 

L’avocat de l’employeur : 150 050,49 euros en restitution de l’indemnisation indue pendant l’arrêt maladie du salarié et 5000 euros d’article 700. 

L’avocate de Xavier : J’en demande le débouté. 

Le président : Date d’embauche et dernier emploi?  

L’avocate de Xavier : Engagé le 31 août 2000 avec effet au 1er octobre de la même année. Son dernier emploi est ‘Equity partner et senior manager’, avec un salaire minimum garanti de 257 103,44 euros sur 12 mois, soit 21 425,29 euros mensuels. Il est salarié et associé. Son salaire se décompose en deux parties, avec un ‘tirage annuel’ de 76 % et ‘un tirage par tiers’ de 24%.  

Le président (à l’avocat de l’employeur) : Et vous, sur le variable ? 

L’avocat de l’employeur : 19 517 euros bruts par mois. Il est cadre dirigeant.  

Le président : Que dit la lettre de licenciement ? 

L’avocate de Xavier : Il est licencié le 22 février 2018 pour inaptitude, sans possibilité de reclassement. Mais nous sommes en réalité sur un dossier compliqué de burn-out, de syndrome d’épuisement professionnel avec un déni en face. 

Mon client commence comme ‘chef de mission’. Son entreprise fusionne le 14 octobre 2004 avec un cabinet d’audit et d’expertise comptable de renommée internationale, présent dans 150 pays et comptant 11 000 collaborateurs en France, l’un des ‘big four’. Son contrat de travail et son ancienneté sont repris. 

Ce salarié a toujours été très brillant, trop peut-être. Il performe. Malgré son burn-out, il dépasse les objectifs fixés. Il s’est toujours impliqué et il est nommé ‘Equity partner’ le 10 juin 2011. 

Dans cette entreprise, la politique de rentabilité se fait au détriment de l’homme. Il donne de plus en plus et il doit manager une équipe de 15 personnes. Le résultat est un CA (chiffre d’affaires) de 4,3 millions d’euros au 31 mai 2017. L’entreprise fait -2% en 4 ans, lui +166% et un burn-out. 

Ce dossier est donc celui d’un homme qui superforme de 166% et tombe en burn-out. Le premier a lieu du 11 février au 21 mars 2014. Il n’y a aucune visite de reprise. Et il n’y aucune ambiguïté sur le syndrome d’épuisement professionnel, le psychiatre en témoigne. 

L’avocat de l’employeur : La visite de reprise n’est pas obligatoire. Il a continué à travailler trois ans après ses arrêts de 2014. L’employeur ne connaît pas la nature de ces arrêts. Votre client a remercié ceux qui ont travaillé sur ses dossiers pendant ces quelques jours d’arrêt. 

L’avocate de Xavier : La société est parfaitement informée de sa situation : ‘C’est un deuxième burn-out, il faut me décharger’, écrit-il à son supérieur en 2014. L’employeur met sept semaines avant de lui répondre. 

Ce salarié est dans un état dépressif, il est sous antidépresseurs et comment réagit l’employeur ? Par une inertie totale. Ou plus exactement, on lui demande de travailler davantage. Voici 708 mails échangés alors qu’il est en arrêt pour burn-out. Il signe même des rapports alors qu’il est en arrêt maladie. 

Il gère à distance ses 4 millions d’euros de CA. Son supérieur lui demande par mail, le 11 février : ‘Pourquoi ne veux-tu pas venir [à la réunion] ?’ Mon client répond : ‘Je suis en arrêt maladie’. 

Le président (à l’avocat de l’employeur) : Sur les 708 mails échangés ? 

L’avocat de l’employeur : Sur le fait qu’il considère qu’il devait travailler pendant son arrêt de travail, il y a une sorte de manoeuvre visuelle. En amalgamant ces pièces, un même mail vous est communiqué vingt fois. Sur un autre, il est juste en copie d’un rapport, comme ses collègues. 

Dans les autres mails, il organise ses congés, des réservations d’hôtel, il fait même des virements de son plan épargne logement sur les comptes de ses enfants. 

Ces mails qui vous sont présentés ne corroborent nullement l’activité qui aurait été la sienne pendant cette période. Voyez, il remercie : ‘Entre Hélène et toi, le dossier est dans de bonnes mains’. Ou encore : ‘Chers tous, merci pour vos messages…’ 

Le président : Que se passe-t-il après 2014 ? 

L’avocate de Xavier : À son retour, on lui met une pression supplémentaire. On lui écrit : ‘Il faut encore que tu trouves quelques centaines de milliers d’euros même si tu as surperformé’. 

Il est toujours sous traitement depuis 2014, j’ai tous les éléments dans le dossier. La situation empire : le 2 janvier 2017, il est chez lui, à l’étranger, et ne peut retourner travailler. Il ne peut plus bouger, il est totalement tétanisé. Soit il se pend avec sa cravate, soit il arrête ! 

Heureusement qu’il a eu sa femme, son frère et ses amis… Il appelle son ancien psychiatre qui lui interdit de prendre l’avion. Il ne rentre pas, l’inaptitude est prononcée et il est licencié pour ce motif. 

L’avocat de l’employeur : Voyez, dans son autoévaluation, il écrit qu’il veut encore superformer. Il a également signé un document le 4 novembre 2016 sur l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle, où il indique ‘excellent’, comme 18% des autres membres de l’entreprise, alors que 28% ont mis ‘perfectible’ et 2% à 3% ‘insuffisant’.  

L’avocate de Xavier : Mon client a suivi le protocole : ‘A renvoyer immédiatement’.  

L’avocat de l’employeur : La parole est libre ! Aucune difficulté n’est exprimée avant le 2 janvier 2017, date à laquelle, dans un SMS, ce salarié évoque pour la première fois qu’il est ‘victime d’un burn-out’. 

Quelques jours plus tard, mes confrères demandent une rupture conventionnelle. Nous sommes très surpris car nous l’avons laissé travailler en totale autonomie, s’installer en 2015 avec sa famille à l’étranger et faire des aller-retour. 

Notre réponse ne l’a pas satisfait. Il saisit les prud’hommes et l’inspection du travail qui n’a pas jugé utile de donner suite. 

L’avocate de Xavier : J’ai de la chance de plaider ce dossier devant vous et avec ce salarié qui, après 17 ans de travail, a été pressurisé et est encore parvenu à aller au-delà de ses objectifs. Une réussite qui lui a coûté sa santé.  

L’avocat de l’employeur : Il n’était pas en France, il a passé un coup de fil à un médecin pour être en arrêt, un autre lui a établi un certificat médical…  

L’avocate de Xavier : Vous parlez de certificat de complaisance et dites qu’il a prétendu avoir un problème de santé pour négocier une rupture conventionnelle ? Ce que dit mon confrère est inadmissible ! 

Je ne reconnaîtrais pas aujourd’hui mon client dans cette salle, je l’ai connu au mieux de sa forme. 

En 2014, sa femme m’appelle le matin et me dit qu’il ne peut plus se lever. Et dire que sa société qui fait du conseil aux entreprises n’a même pas de CHSCT [Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ndlr] ! Cinq autres associés ont été victimes d’un syndrome d’épuisement professionnel. 

Encore trois éléments : aux USA, avec +166% de performance, sa photo serait affichée dans l’ascenseur. Deuxièmement, ce qui est typique dans le dossier, c’est le nombre de médecins qui sont allés dans le sens de l’inaptitude. 

Enfin, pour les autres ‘partners’, c’est ‘marche ou crève’. C’est insupportable, cette destruction interne mérite que votre conseil la sanctionne. Pour mon client, sa vie ne sera plus jamais celle qu’il a imaginée. 

Le président : Comment justifiez-vous la demande reconventionnelle ? 

L’avocat de l’employeur : Sa rémunération est maintenue à 100% pendant son arrêt de travail. On le fait car le taux d’absence est extrêmement faible dans cette entreprise. Sur cette période, il reçoit une rémunération nette plus importante que quand il travaille, nous demandons donc le remboursement de cette somme indue. 

Le président : Et les 25 000 euros ? 

L’avocate de Xavier : Ce n’est pas une rémunération variable, c’est un complément de salaire qui est dû. 

L’avocat de l’employeur : Charge à vous d’en apporter la preuve ! 

13h05. Le président : Mise à disposition le 12 octobre. 

Verdict. Xavier est débouté. L’employeur aussi. Les parties peuvent faire appel. 

Visite de reprise après un arrêt maladie : ce que dit la loi

L’avocate de Xavier dit qu’après un premier burn-out en 2014, son employeur était dans l’obligation de lui faire passer une visite médicale de reprise dans le cadre de l’obligation de sécurité de résultat en matière de protection et de la sécurité des travailleurs (articles L 4121-1 et suivants du code du travail). 

L’employeur doit en assurer ‘l’effectivité’, selon la cour de cassation, sous peine que la rupture aux torts de l’employeur soit reconnue (pourvoi n°10-13568, 22 septembre 2011). 

Mais l’avocat de l’employeur réfute cette obligation et prétend que Xavier a repris son travail. Il se fonde sur une décision de la cour de cassation du 26 mars 2014 (pourvoi n° 12-35040) qui dispose que ‘l’absence de visite médicale… n’avait pas empêché la poursuite du contrat de travail’. Néanmoins, si l’inaptitude professionnelle a pour origine le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat, le licenciement est réputé sans cause réelle et sérieuse (cour d’appel de Versailles, RG n° 06/00415, 15 janvier 2008).  

Source : lexpress.fr(19 novembre 2018)