Accidents du travail en série dans un centre d’appels de Free

Revue de Presse

Source : latribune.fr(22 janvier 2019)

Selon l’inspection du travail, qui a saisi le procureur de la République, un grand nombre de téléconseillers de Certicall, un centre d’appels d’Iliad, maison-mère de Free, à Marseille, ont été victimes « d’incidents acoustiques » depuis trois ans. Ceux-ci ont entraîné de nombreux accidents du travail, des inaptitudes au poste et des invalidités. Des syndicalistes et des employés dénoncent l’attitude de la direction, qui n’a, selon eux, pas fait le nécessaire pour protéger correctement son personnel.

Il a suffi d’un bruit, puissant, pour chambouler sa vie. Marco (*) a la vingtaine, il est téléconseiller chez Certicall, un centre d’appels du groupe Iliad (maison-mère de Free) à Marseille. L’hiver dernier, il répond, comme d’habitude, aux clients de l’opérateur de Xavier Niel qui rencontrent des problèmes avec leurs abonnements Internet fixe ou mobile. Le téléphone sonne une énième fois. Il décroche. Mais soudainement, un très fort bruit retentit à travers son casque. Selon lui, «  c’est comme un gros grésillement qui arrive dans les oreilles ». Marco arrache tout de suite son casque. Mais la douleur demeure. Marco se rend d’emblée à l’infirmerie. «  J’ai commencé à avoir la tête qui tourne, dit-il. Je ne pouvais plus bouger. Si je me levais, je savais que j’allais tomber à cause des vertiges. »

Marco sait parfaitement ce qui vient de lui arriver.  «  Ces dernières années, j’ai déjà eu plusieurs gros chocs acoustiques », affirme-t-il. Le jeune homme quitte le travail, file chez son médecin généraliste qui le met en accident du travail, puis consulte un ORL, spécialiste des affections aux oreilles. Il passe des tests auditifs, qui ne sont pas bons.

«  J’ai une grosse perte de mon audition, raconte Marco. J’ai des acouphènes [des sifflements ou des bourdonnements dans les oreilles, Ndlr], et une hypersensibilité au bruit. »

C’est cette dernière qui est, selon lui, le plus dur à vivre au quotidien. «  Aller en boîte de nuit, c’est impossible, je ne peux plus, détaille-t-il. Je peux encore aller dans les magasins, mais je n’y reste pas plus de 30 minutes, sinon j’ai de grosses migraines. » Depuis, les mois ont passé. Marco n’a pas repris le travail. Il précise avoir été déclaré «  inapte » à son poste par la médecine du travail, et devrait bientôt, selon lui, être licencié. Il ignore encore ce qu’il fera après. Le jeune homme sait qu’avec son nouveau handicap, trouver un travail qui lui convient sera difficile. Mais pas question, insiste-t-il, de remettre les pieds dans un centre d’appels.

«  Des inaptitudes au poste et des invalidités »

Le problème, c’est que sa mésaventure n’est pas un cas isolé. Chez Certicall, les chocs ou incidents acoustiques, débouchant sur des accidents du travail plus ou moins graves, n’ont rien d’exceptionnel. Le mois dernier, une antenne de l’inspection du travail des Bouches-du-Rhône en a fait le constat dans une lettre adressée à un syndicat, qui fait suite à une enquête de ses services, à laquelle La Tribune a eu accès  :

«  En 2016, 2017 et 2018, un nombre important d’incidents acoustiques ont généré des accidents du travail pour un grand nombre de salariés de l’entreprise Certicall, ainsi que des inaptitudes au poste et des invalidités », lit-on.

Le courrier ne mentionne aucun chiffre. Mais selon Tarik Djarallah, délégué syndical central de Force ouvrière chez Certicall, le premier syndicat de l’entreprise, «  entre 100 et 150 personnes ont déclaré des chocs acoustiques » depuis 2016. Sachant que Certicall compte aux alentours de 580 salariés, dit-il, dont la moitié environ de téléconseillers ou ‘Free-helpers’, comme Free les qualifie. Interrogé à ce sujet, Iliad n’a pas donné suite à nos sollicitations.

«  La direction fait l’autruche »

Du côté des salariés et des représentants du personnel, la grogne et l’inquiétude vont crescendo. En avril 2017, déjà, les syndicats FO, CFDT, UNSA et SUD avaient appelé à un «  débrayage », estimant que la direction minimisait le problème et ne faisait pas le nécessaire pour protéger ses employés.

«  Vous êtes nombreux à nous faire part de vos craintes d’être confrontés à ces ‘chocs acoustiques’, ont écrit les syndicats dans un tract daté du 12 avril. La direction fait l’autruche et la sourde oreille en n’accordant aucune considération à nos multiples alertes, et ce depuis 2015. La direction minimise ces ‘traumatismes auditifs’ en les appelant ‘incidents’ et ne prend pas en considération nos collègues salariés blessés actuellement. »

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Les organisations syndicales sont plusieurs fois montées au créneau. (Crédits : DR)

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Téléconseiller chez Certicall, Martin (*) affirme avoir été victime de plusieurs chocs acoustiques, qui ont débouché sur une importante baisse d’audition. Il estime que la direction s’est montrée «  à côté de la plaque ».

«  Ils ont dit tout et n’importe quoi pour essayer de justifier les choses, et rejeter la faute sur les téléconseillers, ajoute-t-il. Par exemple, on nous a dit que ces chocs acoustiques survenaient parce qu’on laissait nos téléphones portables sur le plateau… C’est vous dire combien ils étaient à la ramasse. »

«  Une atmosphère hostile »

Surtout, Martin décrit «  une atmosphère hostile envers les conseillers victimes de chocs acoustiques et qui ont été longtemps en arrêt de travail ». «  Sur le plateau, en discutant avec d’autres conseillers, on m’a mis en garde, on m’a dit que je risquais de perdre mon travail », raconte-t-il, affirmant que Certicall cherche aujourd’hui à licencier les salariés victimes de chocs acoustiques avant qu’ils aient été déclarés inaptes par la médecine du travail pour économiser de l’argent.

Dans son courrier, l’inspection du travail a jugé que l’employeur n’a pas fait le nécessaire pour protéger suffisamment les salariés. Certicall a notamment tardé à fournir aux téléconseillers des protections auditives.

«  Le fait de ne pas avoir mis à disposition de l’ensemble des salariés concernés par les risques d’incidents acoustiques des protecteurs auditifs performants est une infraction aux articles […] du code du travail, […] réprimée […] d’une amende de 10.000 euros appliquée autant de fois qu’il y a de travailleurs de l’entreprise concernés indépendamment du nombre d’infractions relevées dans le procès-verbal », souligne l’inspection du travail.

Celle-ci reproche aussi à l’employeur de «  ne pas avoir mis à jour son document unique d’évaluation des risques ». Pour ces infractions, elle a saisi le procureur de la République, et invite aujourd’hui  «  les salariés qui ont été victimes de ces incidents » qui le veulent à  «  se porter partie civil ». Et ce «  notamment dans l’objectif de saisir le tribunal des affaires sanitaires et sociales pour engager une action ou demande de reconnaissance d’une faute inexcusable de la part de l’employeur ». Marco et Martin, pour leur part, comptent bien demander des comptes à Certicall.

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(*) A la demande des salariés cités, leurs prénoms ont été changés pour préserver leur anonymat.