Suicides à France Télécom : pourquoi un procès au pénal ?

Revue de Presse

Source : lexpress.fr (6 mai 2019)

Dix ans après ‘la vague de suicides’, le procès France Télécom commence le 6 mai 2019 devant la 31e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris.

C’est un procès de nature exceptionnelle qui s’ouvre le 6 mai à Paris : celui des suicides à France Télécom. 35 salariés de l’entreprise se sont donné la mort entre 2008 et 2009, selon les syndicats. Le parquet de Paris a retenu le chiffre de 39 victimes : 19 se sont suicidées, 12 ont tenté de le faire, et 8 ont subi un épisode de dépression ou ont été en arrêt de travail. 

Quelles sont les parties face à face ?

Sur le banc des accusés, France Télécom devenue Orange, Didier Lombard, l’ex-PDG à l’époque des faits, ainsi que six autres cadres et dirigeants (son numéro deux, Louis-Pierre Wenès, Olivier Barberot, son DRH…). 

Face à eux, des dizaines de personnes, à la fois des ayants-droits, mais également des agents et contractuels qui ont vécu les événements de cette période et qui se sont constitués partie civile, tout comme les syndicats de l’opérateur télécom et des associations.  

Pourquoi un procès ?

Lorsque les suicides se multiplient à partir de 2008, l’inspection du travail est saisie. Elle part des cas individuels et conclut à un dysfonctionnement général de l’entreprise. Elle alerte alors le procureur de la République. Celui-ci mène l’enquête. Il aurait pu refermer le dossier, conclure à une série de suicides n’ayant aucun rapport entre eux, estimer qu’il s’agissait d’une triste loi de séries, puisqu’il s’agit de 39 victimes sur 105 000 personnes travaillant dans le groupe en France (170 000 dans le monde). Au contraire, il juge que le harcèlement moral est institutionnalisé à l’échelle d’un groupe et nécessite un procès. 

Pour le parquet, cette politique de déstabilisation concerne ‘de très nombreuses victimes non identifiées, susceptibles de demander l’indemnisation de leur préjudice dans le cadre de ce dossier ou devant une autre instance’. C’est la première entreprise du CAC40 à avoir été mise en examen pour harcèlement moral. 

Qu’est-ce que le ‘harcèlement moral institutionnalisé’ ?

Le harcèlement moral est un délit. Il peut être puni à la fois aux prud’hommes et au pénal. Les deux juridictions peuvent être saisies (dans un délai de cinq ans pour la première, dans un délai de six ans pour la seconde). 

Dans le cadre de France Télécom, l’inspection du travail ayant saisi le procureur de la République, c’est sur le volet pénal que l’affaire est traitée. C’est ce qu’on appelle le droit pénal du travail, sur le fondement de l’article 222-33-2 du code pénal : ‘Le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende’. Les dommages et intérêts et les préjudices pourraient lourdement augmenter la facture. 

La question au coeur du procès sera de savoir s’il y a eu une ‘ politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et agents et à créer un climat anxiogène ’, indique l’ordonnance du juge d’instruction. La chaîne de responsabilités à l’échelle d’un groupe international sera examinée. La mise en oeuvre du plan Next pour ‘nouvelle expérience des télécoms’, mis en place par Didier Lombard, a été profondément critiquée. En 2006, ce dernier déclarait que l’objectif est de supprimer 22 000 postes. Or, une importante partie de l’effectif est constituée d’agents publics pour lesquels il n’existe pas de procédure de licenciement. Des milliers de salariés sont aussi mis en mobilité, sans le vouloir. Des alertes du terrain remontent sur leur santé, mais rien n’est fait. Jusqu’aux drames. Fragilisé, Didier Lombard a quitté la direction opérationnelle de l’opérateur en mars 2010.