APRÈS LE PROCÈS FRANCE TÉLÉCOM, QUELLES LEÇONS EN TIRER POUR LES ENTREPRISES ?

Revue de Presse

Source : capital.fr (5 septembre 2019)

Respecter la culture d’une entreprise, c’est respecter ses salariés. Tribune de Pierre Blanc-Sahnoun.

Le procès France Télécom pose la question de la responsabilité et suggère dans la foulée une mauvaise réponse. Nous avons tous et toutes en tête la petite phrase catastrophique de l’X-Télécoms Didier Lombard, alors PDG de l’entreprise, lors d’une interview en 2009 : ‘Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide.’ Mais de là à faire un bouc émissaire de ce vieux dirigeant psychorigide de 77 ans engagé dans une absurde croisade pour sauver son honneur, il y a tout un monde.

Qui est responsable du suicide d’un salarié ? Pour avoir accompagné, hélas, de nombreuses communautés de travail dans ce genre de circonstances, je sais que cette question lancinante se pose à chaque fois. Une question dont l’enjeu est à la fois de trouver un sens permettant de commencer le long travail de deuil et d’échapper au sentiment de culpabilité que ressentent toutes les personnes dont un proche met fin à ses jours (‘je n’ai rien vu venir’, ‘et si je l’avais appelé au bon moment ?’, etc.).

L’entreprise, de son côté, botte systématiquement en touche, la plupart du temps de façon maladroite et insultante pour la mémoire de la personne disparue, avec des éléments de langage brutaux (‘il avait des problèmes personnels’, ‘la cause d’un suicide est multifactorielle’, ‘ son environnement professionnel n’est pas en cause ‘, etc.).

Mais le PDG de la privatisation partielle de France-Télécom, avec sa malencontreuse ‘mode du suicide’ et les 22.000 départs sur sa feuille de route, a surtout été un serviteur consciencieux et zélé d’une histoire dominante, à la fois réelle et fantasmée, celle de la finance de marché et son catéchisme intégriste, finalité ultime de toute entreprise, j’ai nommé (roulement de tambours) : le pognon pour l’actionnaire.

Une culture d’entreprise, ce sont des histoires qui relient des hommes et des femmes pour en faire une communauté de travail. Ce sont les histoires qui nous permettent de vivre, mais ce sont également les histoires qui nous font mourir. Nos identités professionnelles sont construites sur ces histoires collectives. Ainsi pendant des siècles, s’écrit le mythe d’une institution au service des personnes et des territoires, proche partenaire de la vie des villages, ayant façonné le personnage du facteur, membre apprécié de la communauté, et du bureau de poste, point de contact vers l’extérieur.

Avec l’ouverture du capital, un nouveau récit vient combattre et déstabiliser cette légende, celui de l’entreprise moderne et performante, portant les six grands mythes du capitalisme de marché : performance, création de valeur pour l’actionnaire, conformité, compétition, croissance et transformation permanente, ces récits économiques que les coachs narratifs appellent les ‘Big Six’, qui règnent en despotes absolus sur les empires matriciels et ont colonisé ces dernières années tous les domaines de l’activité humaine : hôpitaux, services publics, police, justice… des univers où, ce n’est pas un hasard, leur intrusion s’accompagne immanquablement de vagues de suicides.

Lombard et ses acolytes ne sont pas des monstres, ils ont été des serviteurs soumis de cette culture de marché. Eux et leurs semblables, dans leur empressement à servir les nouveaux maîtres, ont oublié la règle de base de l’identité culturelle : on ne peut aller nulle part si l’on a oublié d’où l’on vient. Réussir une transformation d’entreprise, c’est avant tout savoir choisir ce que l’on ne va pas toucher, afin d’honorer l’identité collective… au lieu de la fracasser.