France Télécom : vers un droit à indemnisation plus ouvert des salariés

Revue de Presse

Source : lepoint.fr (13 février 2020)

ENTRETIEN. Pour Me André-Hesse, la notion de «  harcèlement institutionnel » tend à élargir la protection des salariés en matière de santé et de sécurité.

«  Révolution juridique » pour les uns, «  virage historique » pour les autres, le jugement du tribunal correctionnel de Paris qui a, en décembre 2019, condamné France Télécom (aujourd’hui Orange) et ses ex-dirigeants pour harcèlement moral institutionnel, ouvre, sous réserve d’une confirmation par la cour d’appel, de nouvelles perspectives d’indemnisation pour les salariés concernés.

Quelle sera la portée de cette décision ? Les entreprises qui procèdent à des restructurations devront-elles revoir leurs méthodes de management ? Faut-il renforcer les sanctions encourues pour tenir compte de cette nouvelle forme de harcèlement moral comme le suggère un collectif de juristes ? Entretien avec l’avocate Caroline André-Hesse, associée en droit social au sein du cabinet

Le Point  : Que recouvre la notion de «   harcèlement institutionnel » consacré par le jugement qui a condamné France Télécom et ses dirigeants ?

Caroline André-Hesse  : Jusqu’à cette décision, le harcèlement moral se caractérisait par des agissements commis par une personne à l’encontre d’une autre personne. La juridiction pénale et le conseil de prud’hommes pouvaient déjà consentir aux salariés des dommages-intérêts en réparation du préjudice moral et/ou de carrière subi du fait des agissements dénoncés. Dans le jugement France Télécom, pour la première fois, les magistrats ont considéré que le harcèlement pouvait émaner d’une entité morale par le biais de la stratégie qu’elle met en place dès lors que celle-ci a des effets sur l’ensemble des salariés, et non pas sur l’un d’entre eux pris individuellement. C’est en cela que le harcèlement s’inscrit dans une mécanique collective.

Au cœur de cette affaire, les plans NExT lancés en juin 2005 pour une période de trois ans visaient l’objectif de 22 000 départs sur 120 000 salariés. Tout programme de restructuration véhicule donc des risques de harcèlement moral institutionnel  ?

Toutes les entreprises qui conduisent des opérations de restructuration sont en effet susceptibles d’être concernées par une plainte visant à la reconnaissance d’une situation de harcèlement moral institutionnel. La mise en place d’une nouvelle organisation ou méthode de gestion qui aurait pour objectif prioritaire d’amener les collaborateurs à quitter l’entreprise par le biais notamment de mobilités fonctionnelles et géographiques à marche forcée, ou qui induirait une dégradation des conditions de travail pourrait être qualifiée de harcèlement moral institutionnel. Une incitation financière systématique des cadres pour réduire le nombre de collaborateurs de leurs équipes aussi… Néanmoins, la caractérisation de cette situation suppose la réunion de trois conditions cumulatives.

La caractérisation d’une situation de harcèlement moral institutionnel suppose la réunion de trois conditions cumulatives.

Quelles sont ces conditions ?

Les salariés qui s’estiment victimes doivent démontrer, premièrement, la mise en œuvre d’une politique d’entreprise structurée ; deuxièmement, des agissements porteurs de dégradations ; et, surtout, troisièmement, que, dans le cadre de la mise en place de la réorganisation, l’employeur a outrepassé son pouvoir de direction. Cette dernière condition est la plus difficile à démontrer.

Ce jugement peut contribuer à créer de nouveaux droits à indemnisation.

Ce jugement change néanmoins la donne dans l’appréciation judiciaire de la souffrance au travail et représente une opportunité nouvelle pour les avocats des salariés «  victimes ».

Ce jugement élargit en effet la notion de harcèlement moral et peut donc logiquement contribuer à créer de nouveaux droits à indemnisation. Il permet un droit à indemnisation plus ouvert en ce qu’il peut concerner l’ensemble des salariés d’une entreprise, sous réserve toutefois qu’ils aient formé une demande en vue de leur indemnisation.

Les juges ont précisé que tous les salariés de France Télécom en poste pendant la mise en place du plan NExT, entre le 1er janvier 2007 et le 31 décembre 2008, sont fondés à agir sans avoir à démontrer l’existence d’un préjudice particulier, ce qui est inédit ?

Le tribunal considère en effet que tous les salariés ont été victimes d’une situation de harcèlement collectif par le simple fait d’avoir été salariés pendant cette période. Ils n’ont pas à justifier d’avoir subi un préjudice particulier. Ils doivent juste démontrer avoir travaillé comme salariés.

La décision rendue tend à mettre à la charge de l’employeur une obligation de résultat en matière de santé et de sécurité des salariés.

Cette décision va donc inciter les entreprises à mieux prévenir les risques psychosociaux ?

Indépendamment du caractère exceptionnel du dossier France Télécom, la décision rendue tend en pratique à quasiment mettre à la charge de l’employeur une obligation de résultat en matière de santé et de sécurité des salariés, ce qui suppose une vigilance accrue des entreprises dans le cadre de la mise en place d’une restructuration et du suivi de son déroulement.

Il faut dire que, depuis les événements ayant conduit au jugement France Télécom, le rôle des représentants du personnel en matière d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail n’a cessé de s’accroître afin de préserver au mieux la situation des salariés. Par ailleurs, il est désormais usuel de prévoir, dans le cadre d’opérations de restructurations lourdes (même si elles ne prévoient pas de plan de sauvegarde de l’emploi), la mise en place d’une cellule d’écoute psychologique, de conseillers à l’élaboration d’un projet professionnel et de mettre en place des dispositifs très complets visant à identifier les risques psychosociaux pouvant survenir et à définir les mesures susceptibles d’être mises en œuvre pour y faire face.

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Pour vous, l’impact de cette décision est donc assez relatif. Elle a au moins le mérite de conduire les entreprises à revoir leurs politiques managériales et à faire de la prévention…

Cette décision est la conséquence d’une situation liée notamment à la vague de suicides survenus chez France Télécom et à la caractérisation – par les premiers juges – d’une mécanique ayant pour objectif prioritaire la réduction des effectifs. Il s’en est logiquement suivi beaucoup d’émotion et une déstabilisation profonde de l’entreprise. Reste qu’il s’agit là d’une situation exceptionnelle, et il ne faut pas confondre le stress lié à toute opération de restructuration avec une situation de harcèlement moral collectif. S’il est certain que des actions pourront être initiées sur ce fondement, elles ne prospéreront pour autant pas toutes, tant s’en faut, la condition relative au fait que l’employeur outrepasse son pouvoir de direction pouvant s’avérer difficile à caractériser.

Les peines encourues sont désormais de deux ans de prison et 300 000 euros d’amende.

Le 5 février 2020, un collectif de juristes a signé une tribune dans Libération, appelant le législateur à renforcer les sanctions encourues et à prévoir des peines complémentaires pour ce type de harcèlement moral systémique. Qu’en pensez-vous ?

Le législateur a déjà doublé les peines encourues qui sont désormais de deux ans de prison et 300 000 euros d’amende. Concernant la définition du harcèlement moral, elle est assez large et permet d’englober de multiples situations. En outre, la juridiction civile permet déjà d’indemniser les victimes, le cas échéant, de manière importante, en prenant en considération le contexte spécifique du harcèlement dénoncé. D’une manière générale, l’accumulation de normes législatives pour traiter de situations exceptionnelles peut s’avérer contre-productive et génératrice de vides juridiques. Autrement dit, le fait de lister des pratiques interdites permet d’en autoriser d’autres… Il est donc, à mon sens, inutile de modifier la loi.