France Télécom  : le travail en procès

Revue de Presse

Source : wk-rh.fr/ (13 février 2020)

À la veille du procès France Télécom, près de 20 ans après les premiers textes sur le harcèlement moral, les capacités de déni des grandes entreprises étaient telles que la déstabilisation volontaire des conditions de travail de l’ensemble du personnel d’une des plus grandes entreprises françaises aux fins d’éliminer des milliers de salariés et d’agents, pouvait être revendiquée comme relevant des prérogatives ordinaires de direction.

Ainsi cette entreprise gigantesque de déshumanisation, cette organisation industrielle du désespoir aurait pu traverser notre système juridique sans laisser de traces.

La dimension collective de la faute conséquence systémique de l’impératif d’adaptabilité aurait produit cette conséquence bien connue dans les catastrophes collectives  : l’effacement du crime, sa disparition derrière l’impératif de gestion.

C’est qu’en pareille circonstance, aucune «  passion triste » telle que la haine ou le ressentiment n’anime les décideurs, tout juste consentent-ils malgré les alertes à voir grandir la liste des victimes en continuant à augmenter les pressions de toutes sortes qui pèsent sur le personnel. Force est de constater que la faible judiciarisation des risques psychosociaux a développé chez les dirigeants un très fort sentiment d’impunité, une invisibilité qui semble favorisée par l’indéchiffrable complexité des organigrammes et les processus incessants de réorganisation.

Dix ans après la terrifiante «  crise des suicides », quel sens peut-on donner au procès de cette catastrophe organisée ?

1 LE CHOIX DE L’INCRIMINATION

Plusieurs incriminations étaient possibles qui auraient donné lieu à des procès de nature différente.

• Retenir l’homicide involontaire surexpose les victimes et leur famille et privilégie le débat sur le lien de causalité ce qui aboutit à une juxtaposition de cas individuels dans le cadre d’un délit paradoxalement qualifié par la loi de «  non intentionnel ».

• L’alternative que nous assumons d’avoir choisie laquelle est conforme à la position du parquet et du juge d’instruction est de privilégier le délit de harcèlement moral. Le caractère extraordinaire de l’affaire France Télécom permet de lui donner sa pleine extension.

C’est en effet l’ensemble du personnel de France Télécom qui doit être considéré comme victime des agissements de la direction. Dès lors, les suicides apparaissent comme l’illustration tragique d’un désastre social provoqué par la déstabilisation volontaire des conditions de travail.

Face à une contestation radicale de la dimension collective du délit de harcèlement moral, le tribunal correctionnel de Paris a fait preuve d’un souci pédagogique inhabituel.

Les prévenus ont soutenu, en effet, qu’ils ne pouvaient être mis en examen pour harcèlement moral à l’égard de personnes avec lesquelles ils n’ont eu aucune relation personnelle et dont ils ignoraient même l’existence avant d’entrer dans le cabinet du juge.

En d’autres termes, la dimension collective du harcèlement moral managérial systémique aurait échappé par nature au contrôle du juge.

2 UN IMPRESSIONNANT RETOUR AUX ORIGINES DU DROIT DU TRAVAIL

Le tribunal a choisi d’assumer le dissensus au point d’examiner dans deux chapitres différents de la première partie du jugement, d’abord «  les contours du délit selon les conseils des prévenus » puis «  les contours de l’incrimination selon le tribunal ». Cet examen des éléments constitutifs du délit de harcèlement moral par le tribunal est l’occasion de rappeler que dès sa conception, le législateur a mis fin à un oubli séculaire en mettant au centre de sa définition la dégradation des conditions de travail, opérant ainsi un impressionnant retour aux origines du droit du travail.

Inauguré par les lois sur le travail des enfants, sur les machines et les poussières dangereuses, par des textes mettant en avant la pénibilité, la santé et la sécurité, le droit du travail a très vite, selon Alain Supiot, abandonné les conditions de travail c’est-à-dire le travail réel pour devenir un droit «  des échanges marchands autour du travail », centré sur les questions de rémunérations et sur les modalités de rupture.

Ce droit des échanges marchands autour du travail a fait disparaître le travail réel du paysage juridique.

Son retour dans les dernières décennies du XXe siècle sera lent et progressif. Annoncé par la directive du Conseil des ministres du 12 juin 1989 sur les principes généraux de prévention qui préfigure le renforcement de l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur, le harcèlement moral deviendra après les accidents du travail et les maladies professionnelles, une figure majeure des risques professionnels reflétant la mutation des sociétés industrielles en sociétés de services.

3 UN POUVOIR DE DIRECTION DÉSORMAIS SOUS CONTRÔLE

Mais si les redéfinitions successives de l’obligation de sécurité depuis l’arrêt de principe de la chambre sociale de la Cour de cassation du 28 février 2002 ont permis un progrès dans l’indemnisation des victimes des risques professionnels, peu d’instruments existent pour intervenir sur le risque en train de s’accomplir.

Pour aller à l’essentiel, l’organisation des conditions de travail relevait jusqu’ici du domaine réservé de l’employeur. Les modalités de management font partie intégrante d’un pouvoir de direction qui demeure à l’abri du regard des juges.

Désormais les tribunaux devront à la fois prendre en compte l’existence d’un pouvoir de direction accompagné de la possibilité de contrôles et de sanctions et vérifier si l’employeur n’en a pas fait un usage abusif en outrepassant l’exercice normal de ce pouvoir.

Ce nouveau champ d’intervention du juge est compris dans son acception la plus large. Celle qui émane d’un avis de la section des affaires sociales du Conseil économique et social du 1er février 1973, comme celle formulée dans l’accord national interprofessionnel du 17 mars 1975 sur l’amélioration des conditions de travail.

4 LA CENTRALITÉ DES CONDITIONS DE TRAVAIL

Pour souligner la centralité de la préservation des conditions de travail, il faut rappeler que le harcèlement moral se trouve reconnu comme un délit dans le Code pénal mais qu’il est en même temps introduit dans les mêmes termes sous forme de prohibition dans le Code du travail.

En reprenant l’argumentaire du parquet sur les politiques générales d’entreprise, le tribunal permet de saisir le caractère systémique de certains délits de harcèlement moral et les raisons pour lesquelles il situe comme il le fait les responsabilités au plus haut niveau de l’entreprise.

Le tribunal prend soin de rappeler que ce contrôle s’effectue sous réserve du respect du pouvoir de direction de l’employeur qui devra donc faire l’objet d’un contrôle de proportionnalité.

Le jugement légitime avec soin ce contrôle judiciaire des conditions de travail en citant le Comité économique social et environnemental qui rappelle que du XIXe au XXe siècle on est passé d’une pénibilité essentiellement physique à une pénibilité de caractère plus psychique.

Soucieux de contextualiser une analyse juridique rigoureuse, le tribunal ajoute que l’incrimination de harcèlement moral permet de répondre à l’évolution angoissante des relations de travail à l’origine des destructions des collectifs et des solidarités qui y sont rattaché. Il note l’affaissement des valeurs, le triomphe du cynisme, l’essor de la précarité et cite les spécialistes reconnus en matière de souffrances au travail que sont Christophe Dejours ou Marie Pezé.

La diffusion des effets du harcèlement moral sur les collectifs de travail n’est pas oubliée. La déclaration de recevabilité concernant les nombreuses parties civiles constituées à l’audience dont le préjudice est essentiellement caractérisé par ce qu’ «  elles ont vécu personnellement cette politique institutionnelle harcelante comme tous les autres personnels de France Télécom » parachève une démonstration dont les profonds effets sur le droit du travail sont à prévoir.

Aux termes d’un jugement de 340 pages prononcé par le tribunal correctionnel de Paris la vocation du droit pénal à «  énoncer les interdits majeurs qui structurent une société » ne pouvait être mieux exprimée.