Procès France Télécom : “La justice parlait la même langue que les prévenus”

Revue de Presse

Source : lesinrocks.com (15 Septembre 2020 )

Sandra Lucbert a assisté en 2019 au procès France Télécom pour “harcèlement moral institutionnel”, à l’origine du suicide de dix-neuf salarié·es entre 2007 et 2008. Elle en a tiré Personne ne sort les fusils, un brûlot littéraire dans lequel elle montre en quoi l’hégémonie de la langue néolibérale bride l’irruption de la colère sociale.

Le 20 décembre 2019, France Télécom et trois de ses anciens dirigeants étaient jugés coupables de “harcèlement moral institutionnel” contre 120 000 salarié·es et condamnés à 75 000 euros d’amende pour l’entreprise, 4 mois de prison ferme et 15 000 euros d’amende pour ses ex-dirigeants. En cause, une politique managériale lancée en 2006, visant à faire partir 20 % des effectifs en trois ans et qui a acculé au suicide dix-neuf salarié·es.

Comment expliquer la faiblesse de cette peine, face à la violence des plans de réorganisation, qui s’est comptée en morts – immolation, pendaisons, noyades, défenestration… ? C’est “par littérature interposée” que Sandra Lucbert, qui a assisté au procès, résout cette énigme. La justice n’a pas réussi à se rendre extérieure au monde qu’elle jugeait, estime cette normalienne déjà autrice de deux romans. Ce pas de côté par rapport à la forme classique de l’essai ou du reportage met à nu la justice de classe et son langage. On comprend mieux, à l’issue de ce texte vif, intelligent, intempestif, pourquoi Personne ne sort les fusils.

Vous écrivez qu’au procès France Télécom, “le tribunal parle la langue qu’il accuse” et que “le monde qui juge est aussi le nôtre”. Comment cette compromission objective, et donc cette incapacité à juger les sept dirigeant·es de France Télécom, vous est-elle apparue ?

Sandra Lucbert — Votre formulation en termes de compromission objective est très exacte. Qui n’entendrait que ‘compromission’ serait scandalisé  : en cette affaire, l’exemplarité du tribunal a été inouïe, conforme au concept même d’appareil de justice. La cour ne s’est pas laissé intimider par les puissants, elle a instruit un procès impeccable et rendu une condamnation sans ambiguïté. Seulement, vous parlez de compromission objective, et c’est bien de ça qu’il est question.