Repenser le burn-out pour mieux aider ceux qui en souffrentl

Revue de Presse

Source : widoobiz.com (9 juillet 2021 )

Après une expérience de plus de dix ans dans le conseil, Rita Sinaceur, fondatrice de Aim Collective, décide de se pencher sur un concept trop souvent galvaudé : le burn-out. Cette dernière estime ainsi qu’il faut repenser ce phénomène pour aider les organisations et les personnes à mieux comprendre les mécanismes qui rendent malade au travail. Interview.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée au burn-out ?

Rita Sinaceur : Le burn-out est un concept qui est partout : c’est un phénomène de société, un marqueur de la façon dont s’organise le travail, un obstacle à la performance, un mal à soigner, un sujet de santé publique ! Mais ce qui m’a le plus intéressé c’est son étrangeté. En 10 ans, j’ai vu des tas de gens ne pas revenir au travail. Certains revenaient après quelques jours de repos, d’autres jamais. Le burn-out pouvait toucher des seniors, des clients, des stagiaires. Certaines personnes étaient positionnées sur des missions difficiles et d’autres où tout se passait bien. Parfois on constatait une lente dégradation, parfois la personne disparaissait du jour au lendemain. Les rares fois où j’ai eu l’occasion d’en parler avec les personnes concernées, elles semblaient frappées par quelque chose de l’ordre de la fatalité, une maladie accidentelle, extérieure à elles.

Et puis tout le monde ne semblait pas réagir pas de la même manière, il y a ceux qui ne pouvaient tout simplement plus revenir travailler, ceux qui arboraient leur burn-out fièrement comme si elles avaient passé l’épreuve du feu. Et puis il y a tous ces individus qui en sortent transformés, plus vivants qu’avant. Je n’arrivais pas dans tous ces paradoxes à y voir clair. Et la philosophie m’a semblé être la méthode idéale pour clarifier ce curieux phénomène.

«  Les premières victimes de ce flou sont les personnes qui en souffrent. »

Vous qualifiez le burn-out de concept un peu flou, pourquoi ?

Rita Sinaceur : Lorsqu’on y regarde de plus près, on se rend rapidement compte qu’il s’agit, en fait, d’un concept un peu fourre-tout. Or, les premières victimes de ce flou sont les personnes qui en souffrent. D’ailleurs, le plus souvent elles attendent qu’un médecin les mette en arrêt maladie pour s’autoriser à se déclarer en burn-out.

Je ne suis pas la première à l’affirmer, Philippe Zawieja qualifie le burn-out de «  cacophonie psychosociale ». Je suis d’accord avec cette idée. La définition et la délimitation du burn-out n’est pas selon moi assez claire et rigoureuse. Pas étonnant qu’on ne sache pas légiférer sur le sujet. Ce concept n’a pas cessé d’évoluer.

«  Pour moi, il faut en revenir aux conditions historiques d’apparitions de ce concept »

Au début le burn-out concernait seulement les soignants et les métiers d’aide à la personne. Puis, il s’est étendu aux éducateurs, aux enseignants,  à toutes les professions. Aujourd’hui, on parle de burn-out maternel ou même étudiant. Le burn-out prend également des définitions et des dimensions très différentes en fonction des pays, des personnes, des périodes. Naturellement, il est très lié au contexte social dans lequel il apparaît. Et puis de nombreuses affections se rapportent au burn-out et ajoutent à la confusion générale : harcèlement moral, dépression, work-alcoolisme, karoshi, tako-stubo, bore-out-, brown-out, troubles musculosquelettiques ou TMS…sans qu’on sache quels liens elles ont avec le burn-out.

D’où vient selon vous toute cette confusion ?

Rita Sinaceur : Pour moi, il faut en revenir aux conditions historiques d’apparition de ce concept. Quand Maslach et Jackson modélisent le burn-out en 1976 en y associant les 3 fameuses dimensions : épuisement, cynisme, et manque d’accomplissement personnel, elles font des erreurs d’ordre méthodologique telles que changer leur objet d’étude en cours d’expérience mais pas la population interrogée. Elles ont ainsi extrapolé la définition du burn-out à partir du ressenti d’un échantillon de personnes qu’elles ont considéré a priori être concernées par le burn-out.

On peut citer d’autres biais, notamment le fait que le terme existait déjà et avait d’autres significations avant cette expérience. 2 ans avant cette étude, Freudenberger, un psychanalyste new-yorkais s’est effondré après s’être engagé de façon excessive et bénévole auprès de toxicomanes en grande précarité sociale. Pour parler de ce qui lui arrivait, il a utilisé une expression qu’il connaissait bien : burn-out.

Que peut-on faire alors pour sortir de cette impasse ?

Rita Sinaceur : Ce qui me paraît évident c’est que même si l’expression est galvaudée, il ne faut pas arrêter là la réflexion. Les gens souffrent réellement donc on ne peut, vraisemblablement, se contenter de se dire que ça ne tient sur rien de scientifique. Je me suis donc posée la question différemment. Je me suis demandée comment les gens pouvaient tomber malade au travail. Et pour cela je suis allée chercher une définition de la santé et de la maladie qui permettait de penser cette question.

«  Au moment où il déclare le burn-out, on a déjà tout un tas d’autres symptômes qui, eux, se traduisent différemment à l’aune des personnes. »

Comment définir alors la santé et la maladie ?

Rita Sinaceur : Aujourd’hui la définition commune de la santé et de la maladie est une définition d’abord médicale. C’est-à-dire que nous sommes considérés comme « malade » si et seulement si, un médecin vient l’affirmer. Voire médicamentale ! Certains ne se déclarent malades que lorsqu’ils prennent des médicaments. En conséquence, le burn-out ne pouvait pas être pensé là-dedans, parce que le médecin intervient seulement en bout de chaîne. Au moment où il déclare le burn-out, on a déjà tout un tas d’autres symptômes qui, eux, se traduisent différemment selon les personnes. Il fallait ainsi trouver une définition universelle et subjective à la fois prenant en compte le vécu de chacun, où chacun peut se déclarer malade sans avoir besoin de l’aide de quelqu’un d’extérieur

C’est ainsi que j’ai découvert les travaux d’un auteur contemporain, Lennart Nordenfelt qui m’a permis de penser la santé et la maladie avec une méthodologie scientifique tout en prenant compte des dimensions subjectives et individuelles, que la définition impose. Pour lui, un individu est en pleine santé quand il dispose de toutes les capacités pour aller vers son but vital, c’est-à-dire ce qui est nécessaire et suffisant à son bonheur minimal. Ce bonheur minimal il faut le voir comme le seuil en dessous duquel la situation pour l’individu devient inacceptable. Il ne s’agit pas de désirs triviaux ou démesurés. Il s’agit du niveau à partir duquel un individu se déclare globalement satisfait de sa vie.  Une personne est donc en bonne santé si elle a à sa disposition toutes les capacités psychiques, cognitives physiques et émotionnelles pour lui permettre d’aller vers ce qui la rend heureuse. Et ce, sans l’aide de circonstances extérieures exceptionnelles comme l’alcool, les antidépresseurs… Lorsqu’on sait qu’un Français sur 4 est sous psychotropes, cela pose question.

«  J’ai découvert que les gens poursuivaient deux types de buts vitaux au travail »

A partir de cette définition, que peut-on conclure sur le burn-out ?

Rita Sinaceur : Quand on applique cette définition à la question du burn-out, on peut se demander ce qui rend malade ou en bonne santé au travail.  J’ai ainsi passé au tamis tous les cas que j’ai récolté sur le terrain pendant mon année de recherche, et j’ai découvert que les gens poursuivaient deux types de buts vitaux au travail. D’ailleurs ces buts vitaux peuvent coexister chez un seul et même individu.

Le premier but vital du travail c’est le fait de tenir à son emploi à tout prix. Parce qu’il est source de revenu, ou moyen de rester sur un territoire, ou encore signe de reconnaissance sociale . On peut tenir à son emploi au point que si on venait à le perdre, la situation deviendrait pour nous inacceptable. Le second but vital qu’on peut poursuivre au travail, c’est le fait d’accorder une importance fondamentale à la façon dont on fait son travail. Il peut s’agir du niveau de latitude avec lequel on veut l’exercer, la qualité qu’on veut y apporter, l’intégrité qu’on y met etc… A partir de ce constat, il a été intéressant d’étudier les mécanismes qui ont entrainé un épuisement.

« Comment arrêter un mécanisme qui est invisibilisé par les deux parties ? »

Quels sont les mécanismes de cet épuisement ?

R.S : En fonction du but vital qu’on poursuit, on peut en arriver à épuiser nos capacités physiques ou psychiques.

Si on tient à son travail plus que tout au monde, c’est-à-dire que la vie devient inacceptable si on perd ce travail, on peut par exemple tomber malade à force d’accepter l’inacceptable. C’est ainsi qu’on se fait harceler, moralement, sexuellement, qu’on tolère des comportements méprisants, ou indignes. Pensez aux actrices de #metoo, si elles n’ont pas révélé les agissements dont elles étaient victimes plus tôt ce n’est pas par pudeur, mais c’est parce qu’elles avaient peur d’être écartées par la profession. Ne pas pouvoir exercer leur travail leur paraissait inacceptable.

La peur de perdre son emploi et le sentiment d’insécurité peuvent également nous rendre malade si on tient à notre travail à tout prix. Il arrive également qu’on s’épuise à la tâche car nos capacités sont tout bonnement insuffisantes pour accomplir le travail qui nous est demandé. Quand on n’accorde pas d’importance à son travail cela peut être sans gravité car il suffit d’en rechercher un autre mais quand on considère que notre vie en dépend, on s’accroche, jusqu’à tomber d’épuisement.

Quand notre but vital est de faire notre travail d’une certaine manière, le mécanisme est différent et plus insidieux. L’individu a une certaine vision de la manière dont il faudrait faire son travail, qui n’est pas forcément partagée par son employeur.

Prenons cette infirmière engagée dans son métier par vocation. Son objectif est avant tout d’apporter le plus grand soin à son patient. L’Etat, lui a pour objectif de soigner le plus de patients possibles au moindre coût. Pour ce dernier c’est surtout la logique économique qui rentre en jeu. Souvent ce conflit de valeur n’est pas manifeste ni conscient .

Or, les politiques RH aujourd’hui sont pensées pour faire en sorte que l’individu croie en la vision de l’entreprise mais également pour que l’individu déploie des ressources qu’il n’avait pas forcément prévu de convoquer pour atteindre cet objectif.

La sociologue Danièle Linhart montre dans ses travaux comment pour faire adhérer à une vision commune, les politiques RH utilisent les valeurs du cercle familial  «  on est famille » «  on s’amuse », comment elles pratiquent le storytelling pour inscrire les trajectoires individuelles dans les causes de l’entreprise, comment elles nomment des mentors qui, intervienant dans des périodes charnières pour les employés, influencent grandement leurs choix de carrière individuelle.

Les politiques RH vont également disqualifier des compétences qu’elles ne jugent pas utiles pour poursuivre cette vision  :   Ainsi, on va juger pour reprendre l’exemple de l’infirmière que le soin apporté par ses «  qualité féminines » ne mérite pas de rentrer en compte dans son évaluation annuelle. On va lui demander de standardiser ses actes pour qu’ils puissent être dupliqués à grande échelle.

Dans ce cas l’individu tombe malade à cause d’une surcharge invisible. Car si l’infirmière accorde une valeur inestimable à la façon dont elle fait son travail, elle va probablement faire ce que lui demande son employeur mais également faire en plus de cela son travail comme elle le souhaite. C’est ainsi que la personne se retrouve en surcharge et dans l’impasse. Comment mettre fin à une mécanique volontairement tenue invisible par les deux parties ?