Télétravail et temps de travail : instabilité juridique pour les employeurs

Revue de Presse

Source : lesechos.fr (28 septembre 2021 )

Le télétravail s’est imposé dans l’urgence avec l’épidémie. Il est en train de se généraliser dans bien des entreprises, avec une instabilité juridique inconfortable pour les employeurs, explique le professeur de droit du travail Jean-Emmanuel Ray.

Conçu en 1936 pour l’usine métallurgique ou le grand magasin avec leurs pointeuses et leurs contremaîtres, notre contrôle de la durée du travail peut-il s’appliquer à un salarié travaillant régulièrement chez lui ? « La durée du travail est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur, sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » (L.3121-1 du Code du Travail).

Durant les heures contractuellement prévues, le télétravailleur ne pourrait donc « vaquer librement »… A son domicile ? Où ni l’employeur, ni l’inspecteur du travail ne peuvent pénétrer sans son accord exprès ? Mais où les tentations (télé), et parfois les obligations (bébé) sont plus importantes qu’au bureau ?

Un travail jamais vraiment fini

Mais travailler au domicile encourage aussi une surconnexion pour compenser le manque de contacts dans l’entreprise, et de nombreux salariés y ont désormais un lieu dédié. Or contrairement au travail manuel s’exportant difficilement (emmener à 18 h 00 une portière de voiture pour la terminer…) et qui a une fin (la pièce « nickel chrome »), le travail intellectuel n’est jamais vraiment fini, car toujours améliorable.

DOSSIER – Manager ses équipes en télétravail

Alors ? Aucune différence pour le contrôle, répondent en choeur Code du travail et Accord national interprofessionnel sur le télétravail du 26 novembre 2020. Est-ce bien raisonnable ? Car côté entreprise, les risques contentieux sont considérables : rattrapage d’heures supplémentaires ou de nuit sur les trois dernières années (des dizaines de milliers d’euros). Mais aussi pénaux : contraventions pour dépassement des durées maximum, voire délit correctionnel pour travail dissimulé.

Badgeage virtuel

Or le télétravail ne pourra se développer que si ne plane pas la menace de tels contentieux, y compris pour les cadres en forfait jours. Si l’employeur n’a plus à décompter leur temps de travail, ils doivent bénéficier des 11 heures minimum de repos du droit communautaire : aux entreprises de prouver qu’ils n’ont pas dépassé l’amplitude maximale des 13 heures quotidiennes.

Le télétravail requiert autonomie et confiance

Certaines ont prévu un badgeage virtuel : belle confiance, base du télétravail avec l’obligation de résultat, mais parfois optimiste. D’autres, pour se couvrir, la coupure automatique de l’accès aux serveurs au-delà de treize heures de connexion : impossible de travailler non connecté ? Quant à un suivi visuel à distance (ex : caméra ouverte) du collaborateur dans ce temple de l’intimité de sa vie privée et familiale, on oublie.

Alors ? Des récapitulatifs du salarié sur ses temps de travail, et de pause ? Là encore, la confiance, mais n’excluant pas de rudes surprises au contentieux : car s’ils sont très créatifs, le droit probatoire met alors l’entreprise en difficulté. Quid par exemple de tableaux annuels établis par le salarié ne fournissant ni décompte jour par jour, ni dates et horaires précis (Cass., Soc., 2 juin 2021) ?

Risque de l’uberisation

Réponse des juges : application de L. 3171-4 : « En cas de litige relatif au nombre d’heures de travail, l’employeur fournit au juge les éléments de nature à̀ justifier les horaires effectivement réalisés ». Bref, s’il ne peut démontrer l’inexactitude des horaires déclarés par le télétravailleur, il perd à tous les coups.

Que faire ? C’est ici la directive communautaire de 2003, bien avant l’iPhone et la 4G, qui donne le ton : sa révision s’impose pour ne pas entrer dans l’avenir à reculons. Mais aussi éviter une uberisation : quand un employeur de bonne foi se heurte à d’impraticables obligations légales, il est tenté de contourner l’obstacle en devenant donneur d’ordre.