Travailler en 2049 : vers des emplois sans bureau ?

Revue de Presse

Source : le.nouvelobs.com (16 décembre 2021 )

L’essor du télétravail et du flex office reflète une nouvelle vision du bureau qui n’est plus seulement perçu comme un lieu de travail mais comme un espace de rencontres, d’échanges et de créativité

La crise du Covid-19 n’a fait qu’accélérer un mouvement déjà largement engagé  : le travail sans bureau fixe, voire sans bureau du tout, est en train de devenir la norme. Pour le meilleur ou pour le pire ?

Le télétravail n’est pas né avec la crise sanitaire  : en 2017 déjà, 25 % des salariés du privé l’avaient expérimenté de façon plus ou moins formelle et 6 % le pratiquaient contractuellement au moins un jour par semaine. La demande est venue des salariés qui ont eu envie de réduire leur temps de transport (53 % des télétravailleurs), d’adapter leurs horaires de travail à leurs besoins (45 %), d’être plus efficaces (36 %) ou encore de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle (34 %).

Une envie de travailler chez soi

Dire que les entreprises ont accédé à cette demande avec enthousiasme serait excessif  : dans une culture managériale encore très empreinte de présentéisme, la peur de perdre le contrôle des troupes a longtemps freiné le développement du télétravail dans les entreprises françaises. Ce frein a été en grande partie levé par l’expérience du confinement  : au printemps 2020, le pourcentage de télétravailleurs est monté à 39 % en avril, puis 41 % en mai. Ô surprise, les entreprises ont alors découvert qu’en restant chez lui, un salarié est encore plus productif et engagé qu’en venant chaque jour au bureau.

Elles ont ensuite fait leurs comptes  : les coûts immobiliers sont aujourd’hui le deuxième poste de dépense des entreprises, juste derrière la masse salariale. Or, avant même la pandémie, entre les congés, les RTT, les départs en formation ou en déplacement professionnel, le taux d’occupation moyen des bureaux franciliens était compris en 50 % et 70 %. Aujourd’hui, il ne dépasserait pas 30 % à 40 %. Est-il bien raisonnable de payer au prix fort des bureaux qui ne sont occupés que deux ou trois jours par semaine ?

La grande vague du «  flex office »

C’est de cette équation que sont nés les «  flex offices », ces espaces de bureau sans poste de travail attitré  : un open space poussé à l’extrême, où le salarié débarque le matin avec son ordinateur portable et son téléphone mobile, s’installe où il peut, puis fait place nette le soir avant de rentrer chez lui.

Pour être sûr de trouver un bureau et un siège où se poser, il peut généralement réserver sa place sur une application dédiée. «  Comme s’il réservait un billet de train ou prenait rendez-vous chez le dentiste », observe la sociologue Danièle Linhart, qui voit là une nouvelle façon de signifier aux salariés que «  nul n’a de place acquise. » La lutte des places est ouverte…

Car certaines entreprises ont poussé très loin cette logique. «  Les premiers flex offices ont été aménagés sur la base de 8 ou 9 postes de travail pour 10 salariés, explique Vincent Jacquemond, directeur associé du cabinet d’expertise sociale Secafi. Avec ce ratio de 0,8, les risques de sur-occupation sont assez limités. Mais on voit de plus en plus de projets avec des ratios de 0,6, voire moins de 0,5. Or la notion de fréquentation moyenne n’a aucun sens. » Les mardis ou les jeudis, qui concentrent le gros des réunions, peuvent créer de véritables bouchons. Et finir par dissuader les salariés de venir au bureau.

Entre économies et nouvelles façons de travailler

Mais le jeu en vaut la chandelle  : l’aménagement des espaces de bureau en flex office permet d’alléger considérablement la charge immobilière. Selon l’Association des Directeurs de l’Environnement de Travail (Arseg), le coût annuel d’un poste de travail est ainsi passé de 15 136 euros en 2018 à 13 596 euros en 2019, puis 10 246 euros en 2020  : -32 % en deux ans !

Il serait pourtant injuste de réduire ces nouvelles organisations du travail à la seule recherche d’économies. L’essor du télétravail et du flex office reflète aussi une nouvelle vision du bureau qui n’est plus seulement perçu comme un lieu de travail mais comme un espace de rencontres, d’échanges et de créativité  : les surfaces gagnées grâce à la réduction du nombre de postes de travail sont en partie affectées à la création d’espaces de rencontre, de la simple salle de réunion au véritable espace de convivialité (avec le fameux baby-foot sans lequel une entreprise ne saurait être cool et moderne…)

Les salariés sont désormais invités à ne venir au bureau que quand leur travail l’exige réellement  : «  Est-il bien raisonnable de se déplacer pour travailler en solitaire ou enchaîner les visioconférences ? », fait mine de s’interroger le DRH d’une société de services financiers dont les 200 salariés ont désormais la possibilité de vivre et travailler où ils le souhaitent pourvu qu’ils passent au moins deux jours par mois au bureau. Résultat  : bien qu’ils aient massivement choisi l’option 100 % télétravail, la majorité de ses collaborateurs continue à venir au bureau un à deux jours par semaine, selon les nécessités de service. «  C’est bien la preuve que la confiance génère de la responsabilité », se félicite le DRH.

Un nouveau monde…

Tout comme cette PME, de nombreuses entreprises ont largement ouvert les vannes du télétravail. Au risque de creuser un gouffre entre d’un côté l’aristocratie des cadres et employés qui peuvent télétravailler, et de l’autre le petit peuple des ouvriers, agents d’entretien ou de sécurité, professionnels de santé ou de services qui continuent à passer des heures dans les transports pour assumer des tâches physiquement plus pénibles.

On commence tout juste à percevoir l’ampleur des changements sociaux, sociétaux et environnementaux portés par les nouvelles organisations du travail. Pour l’illustrer, prenons le cas du quartier de La Défense, qui n’a jamais retrouvé son effervescence d’avant la crise. Côté pile  : la fréquentation de la ligne 1 du métro (qui la dessert) a chuté d’environ 40 % en semaine. Côté face  : les 4 millions de mètres carrés de bureau (dont 400 000 m2 encore en chantier) pourraient bien avoir du mal à faire à trouver preneurs.

Quant aux 180 000 salariés qui se rendaient chaque jour dans ce quartier d’affaires de l’ouest parisien, ils ont vu leur sentiment d’appartenance à ce territoire s’éroder. C’est précisément ce que redoute Pol-Henri Minvielle, directeur général de CCMO, une mutuelle picarde de 180 salariés  : «  Je ne crois pas au 100 % télétravail. Au contraire, je veux que nos collaborateurs vivent, consomment et soient des citoyens de leur territoire », explique-t-il, avant de lancer une mise en garde  : «  Un emploi 100 % télétravaillable est un emploi délocalisable. » Les développeurs informatiques et les conseillers clientèles peuvent en témoigner  : le spectre des délocalisations hante désormais davantage les services que l’industrie.