Christel Heydemann, nouvelle météorite d’Orange

Revue de Presse

Source : business.lesechos.fr (28 janvier 2022 )

La patronne Europe de Schneider Electric a été nommée le 28 janvier directrice générale d’Orange, devenant ainsi la troisième femme à la tête d’un groupe du CAC 40. Portrait en cinq points d’une femme d’action à l’ascension fulgurante.

Elle dit n’y avoir pas vraiment pensé avant… Si ceux qui la connaissent ne sont « pas surpris » de voir Christel Heydemann devenir directrice générale d’Orange, sa nomination à la tête de l’opérateur historique des télécoms était loin d’être une évidence. « Je n’ai jamais rêvé d’être patronne d’un grand groupe. Je ne l’excluais pas mais cela n’a jamais été une fin en soi. Les gens qui m’entourent ont toujours vu beaucoup plus en moi que ce que je n’y voyais moi-même ! », avoue-t-elle tout sourire aux « Echos ».

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1. Une nomination épique

Elle tombe de sa chaise quand Stéphane Richard, PDG sortant, l’appelle l’été dernier – comme d’autres dirigeant (es) – pour la sonder sur son intérêt pour le poste. Réservée, elle finit par poser sa candidature après deux mois de réflexion. « Je me suis dit pourquoi pas, il y a des défis humains et technologiques passionnants chez Orange », pointe-t-elle, la voix grave, pleine d’aplomb et d’assurance.

S’ouvre alors un chemin semé d’embûches comme cette fan de trek n’en a sans doute jamais connu jusqu’ici en dehors des contrées sauvages qu’elle affectionne. Car le consensus ne se fait pas rapidement autour d’elle. Elle ne fait pas l’unanimité du conseil d’administration d’Orange où elle siège pourtant depuis 2017 quand Stéphane Richard, PDG sortant d’Orange, l’a cooptée. Il est alors à des lieues d’imaginer qu’un jour, elle lui succédera… Elle n’arrive qu’en deuxième position derrière Frank Boulben, un ancien d’Orange actuellement « chief revenue officer » de l’opérateur américain Verizon.

C’est l’Etat, principal actionnaire d’Orange (23 % du capital), qui l’impose. Bruno Le Maire fait connaître publiquement cette préférence au grand dam du conseil d’administration de l’opérateur dont plusieurs membres se sentent dépossédés de leur choix. Orange a beau être une entreprise privée, impossible d’aller contre la volonté de l’Etat, certes minoritaire au conseil, mais qui pèse 29 % des droits de vote en assemblée générale. C’est déjà l’Etat qui a imposé la dissociation des fonctions de président et directeur général ; et encore l’Etat qui a exigé que le futur patron vienne de l’extérieur du groupe…

2. Une tête bien faite

Christel Heydemann a un cerveau qui fonctionne vite, très vite. Fille aînée d’une normalienne et d’un ingénieur centralien, la future dirigeante a baigné très jeune dans cet univers d’excellence scientifique. Bac scientifique mention très bien, classes préparatoires, Ecole polytechnique suivie des Ponts et Chaussées. La jeune femme n’est pas un rat de bibliothèque pour autant. De nombreux camarades de l’X la décrivent très ouverte et souriante, « alors que la communication et l’humilité ne sont pas toujours les points forts des polytechniciens », s’amuse un condisciple. Même son passage à l’armée, au 256e Régiment du Train en 1994, lui est resté comme « une expérience extraordinaire et profondément marquante ».

« J’ai grandi bercée par les voyages aux Etats-Unis de mon père qui travaillait pour une start-up de la Silicon Valley », déclarait-elle à « La Tribune » en 2015. Cette chance qu’elle a eue jeune, elle l’a fait fructifier tout au long de son parcours professionnel en embrassant une carrière internationale. Elle a notamment fait partie de la promotion 2012 des Young Global Leader du forum économique de Davos.

Si elle a des facilités indéniables, c’est aussi une grosse bosseuse. Au conseil d’administration d’Orange, en 2020, elle n’a raté aucune des séances. « Elle fait partie des plus assidus. Lorsque nous avons voulu redistribuer les rôles, elle n’a pas voulu lâcher le comité d’audit – qui impose pourtant de se plonger dans les comptes. Elle a dit ‘c’est là que j’apprends le plus’ », se souvient Sébastien Crozier, administrateur salarié du groupe.

3. Carrière éclair

Accéder à la tête d’un groupe du CAC 40 à seulement 47 ans n’est pas son premier fait d’armes. Dans ses deux précédentes entreprises, Alcatel où elle a passé les quinze premières années de sa carrière et Schneider, c’est à chaque fois sa trajectoire météoritique qui a marqué les esprits. « Quand je suis arrivé chez Alcatel-Lucent, j’ai demandé à un groupe de jeunes dirigeants talentueux de me présenter leur vision pour l’entreprise, raconte le patron de l’époque, Ben Verwaayen. Elle m’a convaincu qu’elle irait loin. Elle était claire, précise et passionnée. Un talent rare. »

Alors quand il s’agit d’aller en Californie pour négocier un énorme partenariat stratégique avec le géant américain HP, c’est à elle qu’il le confie. « C’était un dossier compliqué, ça a été un accélérateur considérable », souligne Jean-Luc Beylat, le patron des Bell Labs (l’unité de recherche de Nokia), qui lui prêtait à l’époque son bureau parisien lors de ses passages en France. Le partenariat avec HP est une énorme opération d’outsourcing, qui doit générer des milliards d’euros de revenus et faire faire des économies substantielles au groupe en grande difficulté après les ratés de la fusion avec Lucent.

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Convaincu par son poulain, Ben Verwaayen lui propose de rejoindre le comité de direction en tant que DRH monde, quand bien même elle n’a pas d’expérience du sujet et n’est âgée que de… 36 ans. Sa nomination fait sourciller. Une lourde tâche l’attend alors entre restructuration et réorganisation, sur fond de crise de cash puis de gouvernance… dont elle sort grandie. Même si c’est sans doute son pire souvenir professionnel, aujourd’hui, l’intéressée confie volontiers en privé que cette difficile expérience la force à se poser toutes les bonnes questions stratégiques à l’avance.

Chez Schneider où elle débarque en 2013, il ne faudra pas longtemps pour que Jean-Pascal Tricoire, le patron, la promeuve d’abord à la tête des activités françaises puis européennes. « Elle est pleine d’énergie positive et entraîne les équipes avec empathie. Elle sait aussi être un leader dans l’écosystème.

‘Je vois toujours le verre à moitié plein, c’est vrai. Je suis convaincue que les gens ont envie de s’accrocher à des projets positifs.’ Christel Heydemann

En France, elle a su installer le groupe au sein du débat énergétique et digital en positionnant nos solutions et nos métiers », siffle-t-il. « Chez Orange il y a un défi technologique et humain, c’est tout ce qu’elle sait faire ; chez nous elle a coprésidé un groupe de travail sur le numérique, elle a contribué à l’industrie du futur », abonde Alexandre Saubot, président de France Industrie.

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Quoi qu’il en soit, le poste de DG d’Orange représente un « saut » pour elle. Son expertise de la transformation digitale des entreprises a été moteur pour sa candidature, même si elle connaît surtout le monde du BtoB et va devoir se familiariser avec le volet grand public chez l’opérateur. « Orange est un peu trop dans le monde techno d’avant, il faut faire entrer le groupe dans le XXIe siècle, celui des licornes et du web 3.0 ; elle a été identifiée par l’Etat comme la bonne personne pour apporter cette modernité-là », explique-t-on dans les allées du pouvoir.

Derrière cette ambition, il y a aussi la nécessité de redorer le blason boursier d’Orange, dont l’action est en berne depuis des années. Un point noir dans le bilan de Stéphane Richard sur lequel elle est très attendue. D’autant plus que l’Agence des participations de l’Etat a très judicieusement rouvert le débat sur la cession de tout ou partie de la participation de l’Etat dans Orange en fin d’année passée…

4. Femme de terrain

Son parcours professionnel en atteste : Christel Heydemann est une femme de business. Souvent décrite comme empathique et positive, elle aime le terrain, la relation clients. « Je vois toujours le verre à moitié plein, c’est vrai. Je suis convaincue que les gens ont envie de s’accrocher à des projets positifs. Ensuite, rien n’arrête une équipe convaincue », assure-t-elle. Pragmatique aussi, elle a la culture du résultat sans le culte de l’ego. « Elle n’a jamais couru après la gloire. Quand je lui ai offert de rejoindre le comité de direction en prenant la tête des ressources humaines mondiales d’Alcatel-Lucent, elle n’a pas voulu s’étonne encore Ben Verwaayen. Car ça l’éloignait du contact des clients. J’ai dû lui promettre que ce ne serait que pour deux ou trois ans. »

Féministe plus par son action que par militantisme, elle a servi à chaque fois qu’elle a pu la cause de l’égalité homme-femme et de la promotion des femmes. En 2018, Marlène Schiappa et Bruno Le Maire l’embarquent dans la « Task force pour l’égalité professionnelle ». « Elle a de l’humour. Sa voix est très déterminée, mais avec un peu de malice, souligne Julien Damon, le sociologue et prof à Science Po qui a coécrit avec elle un rapport sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. Il y a un côté surréaliste de l’administration, avec les sigles innombrables de l’univers des prestations sociales que je devais lui traduire. Mais on a su en rire. C’est un très bon souvenir. »

Pour Stéphane Richard, « c’est une femme saine, bosseuse, rapide, très terrain, pas du tout une créature de communication politique ; au conseil, elle s’est toujours montrée très contributive et ne s’est jamais inscrite en critique sur les décisions stratégiques que nous avons eu à prendre ». Pas politique Christel Heydemann ? « Je l’ai vue manoeuvrer et faire du billard à trois bandes chez Alcatel-Lucent. Dans ce genre de groupe, c’est inévitable. Elle est politique, mais elle a l’élégance de ne pas le montrer », relativise Sébastien Lebreton, autrefois RH d’Alcatel-Lucent France.

Ces femmes ont de l’ambition pour leur entreprise… et c’est normal !

Chez Orange, elle va devoir se frotter à l’Etat actionnaire, une culture radicalement différente de celle du privé à laquelle elle est habituée. Elle n’a d’ailleurs jamais travaillé sur des sujets spécialement politiques et reconnaît volontiers qu’elle est capable d’erreurs dans son appréhension de l’Etat. Ce rôle politique pourrait néanmoins revenir au futur président d’Orange qui n’est pas encore désigné.

« Si c’est le cas, elle va devoir s’imposer pour ne pas être reléguée au rang de chef guidouille…, relève un bon connaisseur des arcanes du pouvoir. C’est tout de même un comble de nommer une femme DG sans qu’elle ne connaisse l’identité du futur président avec qui elle va travailler… C’est discourtois au possible ! Aurait-on fait la même chose si cela avait été un homme ? » « J’apporte mon expérience opérationnelle chez Orange. Je ne me serais pas lancée comme PDG. Ma réussite passe forcément par un duo qui fonctionne bien », balaie l’intéressée.

5. Son salaire

Avec 1,8 million d’euros au total dont 950.000 de part fixe, Stéphane Richard est l’un des patrons les plus mal payés du CAC 40 ! Il gagne aussi deux tiers de moins que ce qu’engrangent ses pairs chez Vodafone ou Deutsche Telekom. Christel Heydemann a néanmoins eu droit à un salaire qui, sans être exceptionnel, est sensiblement plus important que celui de l’ex-PDG d’Orange.

Le fixe serait le même, mais la part variable, notamment les plans d’actions de performance, lui permettrait d’atteindre le double du salaire de Stéphane Richard. « La stratégie de l’Etat est de faire miroiter des parts variables importantes mais généralement difficilement atteignables… », ironise un bon connaisseur des arcanes du pouvoir. Stéphane Richard, lui, n’a jamais pu en jouir. Christel Heydemann sera mieux payée qu’elle ne l’était chez Schneider même si elle va perdre ses plans de stock-option qui valent beaucoup d’argent, l’action étant bien remontée en Bourse.

L’intéressée affirme cependant n’avoir rien négocié du tout, estimant que l’argent n’est pas un « moteur ». Elle a simplement accepté une proposition qui lui a été faite. « Je me souviens d’une discussion chez des amis au Cap Ferret : à quoi ça sert de gagner énormément d’argent et de s’acheter une énorme maison ? Me faire inviter par des copains, ça me va très bien », sourit son ex-camarade de promotion à Polytechnique Alexandre Pham, aujourd’hui coprésident de MisterTemp Group. Cela ne l’empêche cependant pas d’être propriétaire d’une villa au sud d’Ajaccio.