Pourquoi ce ne sont pas toujours les plus compétents qui sont promus

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Source : letemps.ch (19 décembre 2016)

Dans un monde idéal, le vrai mérite devrait être la seule qualification pour un poste. Dans les faits, d’autres considérations entrent en jeu, telles que la confiance en soi, l’art de patienter et le réseautage

Dans une récente étude intitulée « Boss Competence and Worker Well-being» la coauteure Amanda Goodall a indiqué que l’employé heureux est avant tout celui qui est dirigé par un supérieur hiérarchique capable de faire son travail. « Les compétences du patron ont un impact beaucoup plus important sur votre satisfaction au travail que le salaire, le travail en lui-même ou le secteur dans lequel vous exercez.»

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Reste à comprendre la raison pour laquelle des individus qui ne disposent pas de connaissances approfondies sur le cœur de métier de leur entreprise occupent parfois des postes à responsabilité. Leur présence est en effet une énigme qui attend toujours son Champollion.

Plusieurs théories plus ou moins sérieuses ont été avancées au fil du temps pour expliquer ce phénomène. Ainsi, Dilbert, le personnage de bande dessinée créé par Scott Adams, s’exclame avec humour que « les gens les moins compétents sont systématiquement affectés aux postes sur lesquels ils risquent de causer le moins de dégâts : ceux de managers.»

A qui sait attendre, le temps ouvre ses portes

Pour Laurence J. Peter et Raymond Hull, auteurs du célèbre ouvrage « Le Principe de Peter», dans une hiérarchie, tout employé est amené à s’élever à son niveau d’incompétence. Il en résulte qu’avec le temps, tout poste est inévitablement occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. En d’autres termes, les postes ne sont pas distribués en fonction des talents individuels. Ils échoient à ceux qui patientent.

La barbe fait le philosophe

Une autre explication pourrait résider dans le fait que nous avons tendance à croire que la barbe fait le philosophe. Tomas Chamorro-Premuzic, auteur d’un article publié sur le site Internet de la Harvard Business Review intitulé « Why do so many incompetent men become leaders?», explique ainsi qu’une personne à l’air assuré est souvent perçue comme compétente, d’où sa présence aux postes clés d’une entreprise. « Nous confondons arrogance et leadership», assure-t-il.

Roger Bamford, ancien ingénieur chez Oracle, rapporte à cet égard une anecdote amusante. Larry Ellison, cofondateur et ancien PDG d’Oracle, donnait pour consigne à ses recruteurs de poser une seule question aux nouveaux diplômés : « êtes-vous la personne la plus intelligente que vous connaissez? ». Si le candidat répondait « oui», il était engagé. S’il répondait « non», le recruteur lui demandait « alors qui est-ce?» et essayait par la suite d’engager cette autre personne à la place. Avec une telle approche, Ellison a cependant davantage réussi à engager des personnes plus arrogantes que supérieurement intelligentes car s’il est un fait notoire, c’est bien que les individus les plus sages sont aussi généralement les plus humbles et parfois les plus discrets. Socrate ne disait-il pas « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien»? Ou comme le rappelle le proverbe chinois, moins on en sait, plus on a confiance en soi.

Un incompétent peut en cacher un autre

Autre hypothèse, celle de la loi de Parkinson qui « veut que plus une entreprise grandit, plus elle engage des médiocres surpayés, écrit Bernard Weber dans sa Nouvelle encyclopédie du savoir relatif et absolu. Pourquoi? Tout simplement parce que ses cadres en place veulent éviter la concurrence. La meilleure manière de ne pas risquer d’affronter des rivaux dangereux, c’est encore d’engager des incompétents. La meilleure manière de leur ôter toute volonté de faire des vagues est de les surpayer. Ainsi les castes dirigeantes sont-elles assurées d’une tranquillité permanente.»

Charles-Henri Dumon, président fondateur du cabinet Morgan Philips, exprime la même idée dans son livre Recruter les meilleurs à l’ère digitale (éd. Eyrolles). « Les individus sans grand talent ne savent pas, ne peuvent pas et surtout ne veulent pas recruter des profils qui sortent du lot. Sélectionner quelqu’un de meilleur qu’eux les mettrait en danger.»

A l’arrivée, une poupée russe

Cette attitude n’est pas sans conséquences pour les entreprises, comme le rappelle Ogilvy & Mather. Dans cette agence de publicité, toutes les nouvelles recrues engagées reçoivent à leur arrivée une poupée russe. A l’intérieur de la plus petite poupée le candidat embauché peut lire la phrase suivante : « Si chacun de nous engage des gens qui sont plus petits que nous, nous allons devenir une société de nains, mais si chacun de nous engage des gens qui sont plus grands que nous, Ogilvy & Mather va devenir une entreprise de géants.»

On reconnaît d’ailleurs la grandeur et la valeur d’un dirigeant à sa façon de recruter, assure Sydney Finkelstein, professeur à l’université Dartmouth et auteur de Superbosses. « Les meilleurs managers veulent engager des personnes plus intelligentes qu’eux car elles les pousseront à trouver de meilleures idées et solutions aux problèmes. Ils ont en outre suffisamment confiance en leurs propres capacités pour ne pas avoir à s’inquiéter qu’un employé les éclipse.» Ou, comme le dit de façon imagée Steve Jobs, « les joueurs de ligue 1 recrutent des joueurs de ligue 1, les joueurs de ligue 2 recrutent des joueurs de ligue 3.»

Peut-on parier sur le mérite?

Les lois de Parkinson, de Peter et autres posent enfin la question de la place de la méritocratie dans nos sociétés, ce système sociopolitique dans lequel les pouvoirs sont confiés aux plus qualifiés. Dans S’orienter dans la vie : la sérendipité au travail?, Francis Danvers rappelle qu’aucune société humaine dans l’histoire n’est véritablement méritocratique.

Ainsi, en France par exemple, « en dépit de la tyrannie des diplômes pour l’accès aux positions professionnelles les plus élevées dans la hiérarchie sociale, on peut s’apercevoir que le mérite scolaire n’est pas automatiquement reconnu et valorisé dans la vie sociale et professionnelle.» Les amitiés, les affinités électives, la naissance et d’autres critères encore pèsent parfois plus lourds que les études.

L’acharnement, un mythe qui a la vie dure

Le mythe selon lequel il faut travailler avec acharnement pour avancer dans sa carrière a cependant la vie dure. En réalité, personne n’a jamais été promu à force de travail, assure la spécialiste des comportements au travail Lois Frankel. Elle cite l’exemple d’une femme qui observait, tous les lundis matins, ses collègues masculins commenter pendant une demi-heure le match du dimanche avec le patron. « Quelle perte de temps. Pendant qu’ils parlent de football, moi je travaille!», se lamentait-elle.

Fait intéressant, ses collègues décrochaient les missions les plus prometteuses. En effet, pendant qu’elle se consacrait exclusivement à sa tâche de 8 à 19 heures, ses collègues masculins tissaient un réseau. « Ils se retrouvaient avec le patron dans une sorte de fraternité sportive qui donnait à chacun l’occasion de mieux se connaître. Et lorsque des postes confiance étaient à pourvoir, le patron avait tout naturellement tendance à choisir les collaborateurs avec lesquels il possédait des affinités.» A méditer toutes les fois que l’on ne s’autorisera pas à « gaspiller» son temps de travail autour de la machine à café.