Notre cerveau face au télétravail : comment éviter les pièges?

Revue de Presse

Gaetan de Lavilléon, Marie Lacroix, et Emma Vilarem sont docteurs en neurosciences intégratives et cognitives. Ils ont travaillé plusieurs années à la compréhension des mécanismes fins qui régissent notre mémoire, notre sommeil, nos émotions, ou encore nos interactions sociales et ont fondé l’agence Cog’X. Ils portent un regard scientifique sur les enjeux cognitifs du travail.

L’arrivée du digital a complètement bouleversé les rythmes de travail et brouillé les limites entre vie personnelle et vie professionnelle. L’exemple le plus parlant pour illustrer cette transformation est l’avènement du télétravail dit ‘alterné’, qui permet au salarié d’effectuer des journées de travail non plus au bureau mais directement à domicile. Mais quel est le risque de cet effacement entre les sphères professionnelle et personnelle ? Peut-on se prémunir de ces risques afin de conserver une bonne qualité de vie personnelle et professionnelle ?

L’essor du télétravail, un contexte sans précédent ?

Si aujourd’hui on appelle couramment « télétravail » les jours de travail effectués à domicile, le télétravail désigne en réalité “toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication.”

Cette définition inclut donc également le télétravail dit « en débordement » où les salariés poursuivent leurs activités professionnelles en dehors de leur temps de travail, le soir, le week-end ou pendant les vacances. Si, aujourd’hui en France, seuls 4% des salariés sont concernés par le télétravail alterné – un chiffre en constante augmentation-, 25% des salariés français télétravaillent en débordement (1). Face à ces chiffres, les négociations autour du droit à la déconnexion prévues par la loi prennent toute leur importance.

Ainsi, bien que la pratique du télétravail alterné vienne bousculer les modes de fonctionnement classiques de l’entreprise, elle s’inscrit dans la continuité des changements qui s’opèrent depuis plusieurs dizaines d’années. D’ailleurs, les télétravailleurs alternés ont souvent un passé de télétravailleurs en débordement, puisque 45% d’entre eux travaillaient déjà à leur domicile et 30% pendant leurs vacances avant d’opter pour ce « nouveau » mode de travail (1).

La mise en place du télétravail alterné dans les entreprises a donc pour avantage certain de contribuer à mieux reconnaître un phénomène existant. Mais pour les salariés, il constitue également un moyen de réconcilier vie de famille et vie professionnelle et d’augmenter la flexibilité des temps de travail afin de leur permettre de répondre aux différentes obligations de leur vie. Aussi, cela leur permet d’éviter les temps de transports, ce qui peut représenter un gain de temps important dans leur journée (2). De plus, cela leur permet dans certains cas de se consacrer à des tâches de fond, dans un environnement plus calme que celui du bureau. L’ensemble de ces avantages permet aux télétravailleurs d’augmenter globalement leur satisfaction vis à vis de leur travail (2). Mais alors le télétravail n’a t-il que des avantages ?

Enjeux de déconnexion, quand le travail s’invite dans l’espace personnel…

Dans un précédent article sur les temps de récupération, nous abordions l’équilibre nécessaire entre temps de travail et temps de récupération. En effet, le travail est associé à un challenge et un état d’activation physiologique qui entrainent une augmentation du rythme cardiaque et de certaines hormones. Au contraire, les temps de repos permettent à notre organisme de retrouver un état de base. Mais lorsqu’ils sont insuffisants, un besoin de récupération s’accumule et est associé à un risque accru de maladies cardio-vasculaires, de trouble du sommeil et de signes de burn-out (3).

Lorsque l’on travaille à domicile, l’effacement des limites entre sphères personnelles et professionnelles peut remettre en cause cet équilibre, et présenter un risque pour notre santé et notre qualité de vie sur le long terme. En effet, à l’ère du numérique, les espaces sont l’ultime frontière séparant le début et la fin des temps de travail. Et le télétravail alterné efface cette dernière limite…

Il en résulte malheureusement certaines conséquences néfastes pour les individus, les télétravailleurs ayant notamment plus de troubles du sommeil que les non-télétravailleurs (1). Il est donc essentiel de mettre en place des pratiques saines pour tirer le meilleur parti de ce mode de travail distant.

Conditionner son cerveau à travailler chez soi

Lorsqu’on parle de travail à domicile, on entend tout type de pratique ! Rares sont ceux qui ont la chance d’avoir un bureau dédié, et le travail se fait souvent sur la table de la salle à manger, assis dans le canapé, voire même directement dans le lit.

Cependant, travailler dans son lit (une pratique incluant la lecture de ses mails professionnels sur son smartphone avant d’aller dormir) peut être risqué pour les personnes ayant déjà un sommeil fragile ou des difficultés d’endormissement. En effet, si les challenges associés au travail s’immiscent dans cet espace réservé au sommeil, un mauvais conditionnement peut s’installer dans notre cerveau. Être dans son lit peut alors provoquer des ruminations liées au travail ou simplement nous maintenir éveillés, au lieu d’induire naturellement l’endormissement. Face aux insomnies, les médecins du sommeil préconisent d’ailleurs de bannir toute activité éveillante du lit, et se lever si l’on ne parvient pas à trouver le sommeil au bout de 20 minutes. Ces stratégies ont pour but de recréer une association positive entre le fait d’être dans son lit et de dormir; autrement dit, recréer un bon conditionnement.

De la même façon, il s’agit de conditionner son cerveau à travailler quand il le faut, et à se reposer quand vient le temps de la récupération. Comme pour un fumeur dont l’envie de cigarette est déclenchée dans des contextes particuliers, notre comportement est très régulièrement conditionné par le contexte dans lequel on se trouve. Il s’agit alors de recréer chez soi un contexte spécifique au travail, bien distinct de celui de nos temps « off ».

Une bonne pratique serait donc d’aménager un poste de travail qui se différencie de notre espace de vie quotidien. Soit en aménageant un bureau spécifique dans un coin d’une pièce, soit en réarrangeant l’espace durant les heures de travail (en déplaçant certains meubles, en installant une lampe et une chaise de bureau, etc. …). Aussi, faire en sorte que cet aménagement soit le plus ergonomique possible est essentiel. Ce nouveau mode de travail n’est pas prêt de faire machine arrière, alors autant s’installer confortablement pour les années à venir !

Mettre des limites claires entre temps de travail et temps de repos : contextes et rituels

En plus de l’espace et du contexte, notre cerveau a besoin de se recréer des limites claires entre les temps de travail et de récupération. Si l’on reprend l’exemple du sommeil, il est recommandé de se créer un rituel de coucher, consistant en une succession d’actions effectuée dans la période de 30min à 1h précédant le coucher (par exemple faire sa toilette, boire une infusion, lire un livre, écouter de la musique… mais à chacun son rituel !). Cela favorise l’endormissement, l’ensemble de ces actions étant associées dans notre cerveau au fait d’aller dormir, et créant ainsi un conditionnement puissant.

Pour le télétravail, il est essentiel de se créer des rituels d’entrée et de sortie dans le travail. Cela peut passer par exemple par le fait de se préparer le matin comme pour un jour de bureau (ou presque !). Ou encore, le soir venu, de définir à l’avance des garde-fous pour contenir le travail dans des limites de temps raisonnables. Par exemple, prévoir avec sa famille l’heure du diner et en faire sa limite ou l’heure de retour des enfants, ou prévoir de passer à une activité de hobby à une heure précise.

Si ces limites claires sont importantes, il peut également être utile de se prévoir un « sas de décompression ». Les transports ont au moins une vertu : ils servent de sas, de longs rituels d’entrée et sortie dans le travail. Notamment, il est parfois difficile de se concentrer sur ce que nous disent nos proches lorsqu’on sort tout juste la tête de son travail. Il faut donc prévoir une activité intermédiaire avant ces temps de récupération hors-travail, comme aller marcher, faire quelques mouvements amples du corps accompagnés de profonde respiration, ou pourquoi pas une mini séance de méditation !

Conclusion sur ce nouveau mode de travail

Si la prise en compte de ces risques est importante, il n’en reste pas moins que 96% des télétravailleurs et managers sont globalement satisfaits du fonctionnement en télétravail ! (4) Cependant il est à noter que la diffusion massive de ce mode de travail dans les entreprises n’est encore qu’à ses débuts, les nouveaux télétravailleurs ne bénéficiant pas toujours d’une prise de recul suffisante. L’important est donc de sensibiliser les équipes sur ces enjeux de déconnexion et de rituels afin de garantir les conditions optimales au télétravail, sur le long terme.


1. Eurofound and the International Labour Office, Working anytime, anywhere : The effects on the world of work (2017).

2. H. Schwarz, B. A. Nardi, S. Whittaker, The Hidden Work in Virtual Work, Int. Conf. Crit. Manag. Stud. , 1–30 (1999).

3. L. K. Barber, A. M. Santuzzi, Please respond ASAP : Workplace telepressure and employee recovery, J. Occup. Health Psychol. 20, 172–189 (2015).

4. Greenworking, Le télétravail dans les grandes entreprises françaises. Comment la distance transforme nos modes de travail., Synthèse remise au Minist. Charg. l’industrie, l’énergie l’économie numérique (2012).

Source : usinenouvelle.com(7 novembre 2018)