L’audiovisuel français peaufine sa riposte face à Netflix

Revue de Presse

Netflix n’est plus seulement une plateforme de vidéo à la demande, mais aussi un producteur de contenus. Les chaînes traditionnelles sauront-elles rivaliser ? Ici, ‘Le Bureau des légendes’, la série française (diffusée sur Canal+) qui a rapporté le plus de revenus à l’étranger. (Crédits : Canal+) Les groupes de télévision et de médias redoutent de se faire tailler des croupières par le géant américain de la vidéo à la demande, qui croît à une vitesse fulgurante. Craignant de voir leurs audiences et leurs recettes publicitaires s’effriter ou de perdre des wagons d’abonnés payants, France Télévisions, TF1, M6 et Canal+ se mobilisent.

Au Congrès mondial du mobile de Barcelone, le 27 février 2017, le grand amphithéâtre du parc des expositions de Fira Gran Via est bondé. Ce jour-là, le public ne vient pas écouter un énième ponte des télécoms. Mais le chef de file d’un ogre du Net : Reed Hastings, le fondateur et patron de Netflix. Deux raisons expliquent l’intérêt des champions des télécoms pour le géant américain de la vidéo à la demande. La première, c’est que, depuis quelques années, beaucoup investissent dans le cinéma, les séries, qu’ils perçoivent comme un moyen d’étoffer et de fidéliser leur clientèle. La seconde, très conflictuelle, c’est que Netflix est un énorme utilisateur de leurs coûteux réseaux Internet fixes et mobiles.

À Barcelone, le patron de Netflix n’y est pas allé par quatre chemins. L’avenir, selon lui, appartient aux services comme le sien. «  Dans dix ou vingt ans, vous regarderez toutes vos vidéos sur Internet », prédit-il. Avant de s’avouer «  très excité » d’être «  aux avant-postes » sur ce marché en pleine expansion.

Mais d’autres acteurs, eux, ne partagent guère son engouement. Il s’agit des chaînes et groupes de télévision, gratuits ou payants. Car pour France Télévisions, TF1, M6, Canal + et autres, Netflix, à l’instar d’autres géants de la vidéo sur Internet (Google avec YouTube, Amazon avec Prime Video, ou encore Facebook), constitue une sérieuse menace. De celles capables de grignoter trop de «  temps de cerveau humain disponible » (selon la célèbre formule de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, en 2004) aux chaînes gratuites qui en ont besoin pour vendre de la publicité. Ou, plus directement, en détournant des abonnés des canaux de télé payante, comme Canal +.

En juin dernier, une étude de Morgan Stanley a fait grand bruit. Elle prédisait un avenir sombre aux chaînes de télévision traditionnelles du Vieux Continent.

«  Aux États-Unis, l’atteinte par Netflix d’un taux de pénétration de 20% a été le ‘point de bascule’ pour le déclin de la consommation des chaînes linéaires et pour le ralentissement des revenus publicitaires », a expliqué la banque d’affaires dans sa note.

À ses yeux, il est probable que ce scénario se répète en Europe. Sachant que selon Morgan Stanley, Netflix, partant de 9% aujourd’hui en France, atteindrait ce seuil de 20% d’ici quatre ans.

Il faut dire que Netflix affiche une croissance insolente. En France, où il s’est lancé il y a tout juste quatre ans, le groupe de Reed Hastings affiche plus de 3,5 millions d’abonnés. Numéro un mondial de la vidéo à la demande, le géant californien, qui n’était, à ses débuts en 1997, qu’un service de location de DVD par voie postale, investit de plus en plus massivement dans ses propres contenus : 7 milliards en 2017, jusqu’à 13 milliards en 2018. Des séries, films et documentaires originaux qu’il amortit grâce à une base d’abonnés mondiale, lui qui est présent dans 200 pays et revendique 137 millions de fidèles. Une interface ergonomique où l’on navigue très facilement, un tarif d’abonnement peu élevé (à partir de 7,99 euros par mois en France) sont autant d’atouts qui ont permis à Netflix de se démocratiser à toute vitesse.

Lire aussi : Avec toujours plus d’abonnés, Netflix développe les séries étrangères

La contre-offensive Salto

Si les groupes de télévision et de médias ont bien conscience qu’ils doivent s’adapter au numérique et à ses nouveaux usages, ils craignent que Netflix ne renverse la table trop rapidement. Conscients qu’il n’y a plus de temps à perdre, les ennemis d’hier se serrent désormais les coudes.

Champions de la télévision gratuite, France Télévisions, TF1 et M6 veulent aujourd’hui unir leurs forces en lançant une plateforme commune pour distribuer leurs programmes sur Internet. Baptisée Salto, et accessible via les téléviseurs connectés, les smartphones ou autres tablettes, celle-ci rassemblera toutes leurs émissions, films et séries. Ce portail, payant mais sans engagement, doit permettre aux utilisateurs d’accéder à leurs contenus en direct ou via un service de rattrapage, sur l’écran de leur choix.

Avec ce nouveau service, France Télévisions, TF1 et M6 espèrent séduire les jeunes qui se détournent de plus en plus de la télévision linéaire. Si les chaînes proposent depuis longtemps des services de replay, ceux-ci ne font pas l’unanimité. Outre leur ergonomie qui laisse à désirer, la multiplicité des services oblige les utilisateurs à jongler entre leurs différentes interfaces. Ce qui est souvent laborieux. En plus des chaînes de France Télévisions, de TF1 et de M6, Salto espère, à terme, donner accès à toutes les chaînes gratuites de la TNT. Et ainsi devenir, rêvent ses initiateurs, le vaisseau amiral de la télé sur Internet.

Il n’est donc guère surprenant qu’avant d’annoncer le lancement de Salto, France Télévisions, TF1 et M6 aient, selon Libération, songé à racheter Molotov qui offre un service similaire. Fondée notamment par Pierre Lescure (ancien PDG de Canal +) et Jean-David Blanc (créateur d’AlloCiné), cette appli sur Internet agrège tous les programmes de la télévision française, via une interface de navigation facile d’accès. Mais d’après Libé, France Télévisions, TF1 et M6 auraient jeté l’éponge, jugeant que le prix demandé, 100 millions d’euros, était bien trop élevé. Indépendamment de Salto, les acteurs de l’audiovisuel mènent chacun des stratégies propres pour contrer la machine Netflix.

Sur le front des contenus, France Télévisions a décidé de s’associer, au printemps dernier, avec d’autres groupes audiovisuels publics européens. Avec la RAI italienne et la ZDF allemande, le groupe dirigé par Delphine Ernotte a fondé « L’Alliance ». Son objectif ? Coproduire des fictions et les diffuser en Europe. Plusieurs projets communs sont dans les tuyaux. Parmi eux, il y a notamment la série Leonardo, qui «  célébrera » Léonard de Vinci, «  et surtout le génie européen », a récemment indiqué France Télévisions.

TF1 : le pari du numérique

TF1, qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien, se met aussi en ordre de bataille. À la différence de France Télévisions, qui bénéficie de la redevance audiovisuelle, le groupe de Martin Bouygues dépend très majoritairement de la publicité, et donc de ses audiences. Or ces dernières sont menacées par Netflix et autres mastodontes du Net, qui attirent de plus en plus les jeunes sur leurs plateformes. Face à cela, TF1 cherche à compenser sur Internet l’érosion des audiences télévisuelles. Avec le numérique, la chaîne espère garder la main sur ses cibles publicitaires, en toucher de nouvelles, et ainsi garder la cote auprès des annonceurs.

Voilà pourquoi, après avoir racheté le site Aufeminin au printemps dernier, la filiale du groupe Bouygues vient de s’offrir Doctissimo. Dans un communiqué, TF1 argue que ce rachat lui permettra de «  renforcer ses positions sur la cible féminine et sur les verticales ‘santé bien-être’ ». En ajoutant à son arsenal des sites comme Aufeminin et Doctissimo, qui rassemblent à eux deux 20 millions de visiteurs uniques, TF1 permet aux marques de communiquer à la fois à la télévision et sur Internet, avec des formats différents.

Également accro à la publicité, M6 partage les mêmes craintes que son rival TF1 vis-à-vis des acteurs du Net comme Netflix. Pour se différencier et garder son aura, Nicolas de Tavernost, son patron, mise sur la fiction française.

« Nous allons investir fortement dans ce domaine », a-t-il indiqué au JDD l’été dernier. «  Notre objectif est de produire 20 fictions originales de qualité par an, diffusées en prime time », a-t-il détaillé.

Mais un sujet, en particulier, occupe beaucoup Nicolas de Tavernost : celui, en chantier, de la réforme de l’audiovisuel. Dans un entretien au Figaro, en juin dernier, il a tiré la sonnette d’alarme. « Notre système est à bout de souffle, nous sommes en train de nous faire cannibaliser par des acteurs internationaux », a-t-il lancé. À ses yeux, «  les règles absurdes » à laquelle les groupes audiovisuels sont soumis constituent un boulet vis-à-vis de l’évolution du marché et des géants du Net.

Ainsi, « à l’heure de Netflix et du piratage », Nicolas de Tavernost fustige l’impossibilité «  de mettre du cinéma la moitié des soirs de la semaine ». Autre aberration, selon lui : «  On nous interdit de faire de la publicité à la télévision pour les promotions de Carrefour, alors que Carrefour conclut des accords avec Google pour sa distribution et ses référencements publicitaires. »

Une règle destinée à protéger la presse quotidienne régionale. Dans la même veine, le patron de M6 déplore que la publicité ciblée soit interdite aux chaînes nationales quand les Gafa, eux, s’en donnent à cœur joie sur leurs plate-formes. Cette urgence à revoir profondément les règles du jeu à l’heure du numérique constitue, aussi, la grande priorité de tous les autres groupes de télévision.

L’attitude de Canal + surprend

Pour les acteurs de la télé payante que sont Canal + ou Orange, Netflix apparaît comme un rival frontal. Avec l’arrivée du géant américain de la vidéo en ligne, beaucoup se sont demandé s’il n’allait pas tuer la chaîne cryptée en siphonnant progressivement ses abonnés. Face à ce danger, Maxime Saada, le chef de file du leader français de la télévision payante, se dit serein. À ses yeux, le géant de la vidéo à la demande constitue plutôt un atout pour l’instant, dans la mesure où il «  contribue à développer son marché ». Cet argument laisse pantois plusieurs analystes questionnés par La Tribune. «  C’est un peu comme si Fnac Darty se réjouissait de l’essor d’Amazon ! » explique l’un d’eux. Pessimiste, il craint que Canal + n’ait pas les reins assez solides pour suivre Netflix et ses investissements colossaux dans les contenus.

Chez Orange ou Altice, la maison mère de SFR, pas question de considérer Netflix comme une cible à abattre. L’opérateur historique, qui possède près de 3 millions d’abonnés via son bouquet de chaînes payantes OCS, ne veut pas priver sa clientèle d’un service en vogue. L’année dernière, Orange a signé un accord global avec la plateforme américaine pour assurer sa distribution dans tous les pays où il est présent. Le son de cloche est similaire du côté d’Altice, qui chapeaute l’opérateur SFR et ses médias (BFMTV, les chaînes RMC, le service de vidéo à la demande SFR Play et la chaîne dédiée aux séries Altice Studio).

Pour le groupe de l’homme d’affaires Patrick Drahi, le géant californien fait désormais partie du paysage.

«  Aujourd’hui, Netflix est une réalité pour nos clients comme pour l’industrie des séries et du cinéma, constate Arthur Dreyfuss, secrétaire général d’Altice France. Il n’est plus envisageable, comme beaucoup ont tenté de le faire, de l’ignorer. Nous nous demandons plutôt comment surfer cette vague Netflix et prendre notre part. »

De quelle manière ? D’abord «  en nouant des partenariats avec eux pour le distribuer dans des conditions intéressantes pour nous et nos clients », précise Arthur Dreyfuss. Mais cela peut aller beaucoup plus loin. «  Aux États-Unis [où Altice est numéro quatre du câble, ndlr], nous disposerons bientôt, sur nos télécommandes, d’un bouton d’accès direct à Netflix », poursuit Arthur Dreyfuss.

Altice lorgne le marché des films et des séries

En parallèle, Altice, qui mise sur les contenus et les médias pour étoffer et retenir ses clients, veut prendre une part du marché du film, des séries et autres contenus audiovisuels. C’est pourquoi le groupe réfléchit à des partenariats nationaux et continentaux pour partager les catalogues ou faire des coproductions. En France, Altice songe à rapprocher sa chaîne dédiée aux séries, Altice Studio, d’OCS. Si le projet aboutit, la nouvelle entité bénéficiera d’un catalogue de productions américaines de premier choix. OCS a en effet la main sur les séries à succès de HBO (dont ‘Game of Thrones’), tandis qu’Altice Studio bénéficie des exclusivités du géant NBCUniversal (qui possède des franchises comme ‘Jason Bourne’ ou ‘Fast and Furious’).

À l’instar de ses homologues dans les médias, Altice milite pour que les plate-formes comme Netflix soient enfin soumises aux mêmes règles du jeu qu’eux. Un autre sujet préoccupe énormément le groupe de Patrick Drahi : pour son état-major, il n’est pas normal que les géants du Net, qui sont les premiers utilisateurs de leurs réseaux télécoms, ne participent pas, financièrement, à leurs déploiements.

« À quel moment les plateformes géantes qui passent par nos réseaux vont-elles prendre leur part ? », lance Arthur Dreyfuss. Lequel ajoute « qu’aux États-Unis, à partir de 18 heures, 80% de nos flux proviennent de Youtube et de Netflix ».

Ébouriffant, quand on sait que ces services sont nés sur la Toile il y a moins de quatorze ans.

Télévision : une concurrence de plus en plus forte

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(Parts d’audience, âge des téléspectateurs, publicité… Tous les voyants sont au rouge pour les chaînes traditionnelles. Crédits : iStock)

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Pour les grands groupes de télévision traditionnels (France Télévisions, TF1, M6, Canal +), l’essor de Netflix et des autres services de vidéo à la demande vient accroître une concurrence déjà féroce. C’est particulièrement vrai depuis 2005 et 2012 avec l’arrivée des nouvelles chaînes de la TNT. Ainsi, TF1, qui affichait une part d’audience de 30,7% en 2007, n’était plus qu’à 20% en 2017. Idem pour France 2, qui est passée, dans le même temps, de 18,1% à 13%.

L’âge moyen du téléspectateur français, lui, ne cesse d’augmenter. Il est désormais de plus de 50 ans, alors qu’en parallèle, les jeunes sont de plus en plus accros à YouTube et Netflix, dont ils avalent les programmes sur leurs smartphones, tablettes et ordinateurs.

Enfin, si le petit écran a historiquement été la coqueluche des annonceurs, le numérique a changé la donne. Aujourd’hui, les recettes publicitaires sur Internet ont largement dépassé celles de la télévision. L’an dernier, elles ont progressé de pas moins de 12%, à 4,1 milliards d’euros tandis que, dans le même temps, celles de la télévision ont quasiment fait du surplace à 3,3 milliards d’euros, selon la dernière enquête de l’Institut de recherches et d’études publicitaires (Irep), Kantar Media et France Télévisions Publicité. Si TF1 et M6 font leur possible pour prendre leur part du gâteau, le marché de la publicité digitale est pour l’heure dominé, de manière écrasante, par Google et Facebook. À eux deux, ils représentent près de 80% des investissements des annonceurs dans le numérique

Source : latribune.fr (8 novembre 2018)