Réforme des retraites : l’exécutif dévie, Delevoye s’élève

Revue de Presse

Source : liberation.fr (3 avril 2019)

Le haut-commissaire chargé du dossier menace de claquer la porte s’il n’obtient pas des garanties. Plusieurs ministres ont sous-entendu que l’âge légal de départ de 62 ans pourrait être modifié.

Sur les retraites, « la ligne du gouvernement est très claire», assurait il y a deux semaines la ministre de la Santé Agnès Buzyn, interrogée sur les intentions du gouvernement concernant le maintien (ou pas) de l’âge légal de départ à 62 ans. La « ligne» est si « claire» que le haut-commissaire chargé de cette réforme promise par le candidat Macron, Jean-Paul Delevoye, menace de démissionner s’il n’obtient pas, souligne son entourage, une « clarification publique» destinée à stopper la « petite musique» entretenue par certains ministres.

Pourquoi Delevoye est-il en colère ?

Parce qu’il n’a pas vu le coup venir et qu’il compte tenir parole. « Ne pas toucher à l’âge minimum de départ est un engagement du candidat Macron, arbitré ensuite par le Premier ministre», rappelle-t-on dans son entourage. Or sans le prévenir, sa voisine de bureau, Agnès Buzyn, a allumé la mèche le 17 mars, indiquant qu’elle n’était pas « hostile» à repousser l’âge légal à 65 ans. Simple ballon d’essai ? Dans son sillage, Gérald Darmanin (ministre de l’Action et Comptes publics) a relevé cette « proposition courageuse» et poussé l’idée (de droite) qu’il serait judicieux de « travailler plus longtemps» pour financer le système et faire des économies. Devant la levée de boucliers syndicaux, Buzyn a feint de rétropédaler avant qu’Edouard Philippe ne laisse entendre que le gouvernement, certes, ne toucherait pas aux 62 ans dans la réforme Delevoye, mais pourrait le faire pour financer la réforme de la dépendance. « On ne peut pas dire aux Français : ‘Je vous laisse vos sous le lundi, mais je vous les pique le mardi’», argumente Philippe Pihet de Force ouvrière. Loin d’éteindre la polémique, le Premier ministre a encouragé Bercy à réclamer un report de l’âge légal. « Il n’y a pas 50 solutions, s’est permis Darmanin lundi. Soit vous dites aux gens ‘on ne vous indexe plus vos retraites’, soit vous dites aux gens ‘on va augmenter les impôts, les cotisations, pour payer notre système de retraite’, soit vous leur dites ‘vous travaillez un peu plus pour financer les retraites’.» Pihet n’en revient pas : « A ce stade, ce n’est plus des ballons d’essais mais un festival de montgolfières !»

Que répond Matignon ?

Du côté d’Edouard Philippe, sans surprise, on tente de minimiser l’agacement de Delevoye. « La ligne est connue depuis quinze jours, explique-t-on dans l’entourage du chef du gouvernement. Le Premier ministre ne veut ni débat interdit ni énervement inutile.» Charge à Delevoye de « préparer une réforme systémique qui donne les mêmes droits à tous sans toucher à l’âge légal» et, « ensuite», de trouver les milliards nécessaires pour « couvrir le nouveau risque de la dépendance». « Des ministres ont dit qu’il faudrait reporter l’âge de départ, le Premier ministre a déclaré qu’il faut accepter le débat et qu’il existait d’ailleurs plusieurs solutions», ajoute un conseiller. Côté Elysée, on reste laconique : « Le mandat de Jean-Paul Delevoye ne change pas. La concertation doit se poursuivre.» Lier les dossiers retraites et dépendance ne fait pourtant pas l’unanimité dans la majorité. « C’est difficile de dire aux Français que, dans un premier temps, on ne touche pas à l’âge légal, mais qu’on pourrait le faire plus tard», fait ainsi valoir le député LREM Olivier Véran.

Qu’en disent les syndicats ?

Spectateurs de ce bras de fer au sommet, les responsables syndicaux poursuivent malgré tout leur « concertation» avec Delevoye. Mais l’un d’eux, reçu ces derniers jours décrit un haut-commissaire « remonté». « Il nous a dit vouloir une clarification, que ça ne pouvait plus durer, explique ce syndicaliste. D’habitude, on a face à nous un homme toujours enthousiaste. Là, il laissait ses technos répondre. Il a pris un coup derrière la tête. Je ne serais pas surpris qu’il arrête.» Un autre, qui l’a croisé en fin de semaine dernière, évoque le « ras-le-bol» de Delevoye : « Il m’a clairement dit qu’il démissionnerait si ça continuait comme ça. S’il perd ce rapport de forces, il s’en ira.» Surtout que si les syndicats continuent de se rendre aux rendez-vous avec Delevoye, certains menacent désormais de claquer la porte vu le double …/… « Soit le gouvernement nous assure une concertation loyale, soit on nous reçoit pour amuser la galerie et, dans ce cas, on reprend nos billes et on s’en va», abonde Dominique Corona (Unsa).

Pourquoi la polémique dure-t-elle ?

Parce que la donne économique a changé. Jusqu’ici, Macron le premier, les responsables de la majorité expliquaient que cette réforme des retraites ne se ferait pas pour « faire des économies» mais pour « simplifier» et « rendre plus juste» le système. Sauf que le gouvernement vient de revoir à la baisse ses prévisions de croissance pour la fin du quinquennat. Là où une augmentation du PIB d’1,7 % permettait sur le papier de revenir à l’équilibre d’ici 2040, une croissance annuelle d’1,4 % complique la donne. Selon le rapport 2018 du Conseil d’orientation des retraites, ce niveau-là serait trop juste pour redresser les comptes. « Nous allons tout faire, dans le futur régime par points, pour créer des mécanismes incitatifs, avec notamment des bonus, pour que les gens partent davantage à 64 ou 65 ans, dit-on chez Delevoye. Mais on considère qu’il faut garder un âge qui protège ceux qui n’en peuvent plus et veulent partir à 62 ans.» Pour rappel, en moyenne, les Français partent aujourd’hui en retraite à 62 ans et… 8 mois.