Dépression, burn-out, surmenage… Les youtubeurs ont-ils le blues ?

Revue de Presse

Source : telerama.fr (1er septembre 2019)

Leur vie derrière l’écran (1/2). En presque quinze ans, YouTube s’est structuré et professionnalisé. Une aubaine pour les vidéastes passionnés, qui en ont fait leur métier. Mais entre les injonctions à poster en permanence et la course aux vues, pour beaucoup la passion a viré au cauchemar.

La médaille a son revers, mais seul le bon côté a longtemps concentré les regards. Immuablement heureux, chaleureux, souriants, les youtubeurs continuent de susciter des vocations et font rêver dans les cours d’école. Faire carrière sur YouTube est devenu possible et même lucratif, pour les plus talentueux, chanceux, ou malins, au grand dam des parents qui s’inquiètent du caractère aléatoire et éphémère de l’aventure. Le cliché du créateur qui engrange les billets en parlant dix minutes par jour devant la caméra n’est pas encore tout à fait passé de mode.

Depuis quelque temps pourtant, la façade lisse et parfaite se craquelle. Les youtubeurs n’hésitent plus à dévoiler les coulisses de leur présupposée vie de rêve. Dépression, burn-out, culpabilité, syndrome de l’imposteur… Ces problèmes psychologiques interpellent Léo Grasset, qui leur a consacré une vidéo, publiée en septembre 2018. Le créateur y partage sa propre expérience depuis la création de sa chaîne Dirtybiology en 2014, ainsi que les biais cognitifs qui déforment la perception des youtubeurs et les attentes des internautes.

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Le phénomène en soi n’a rien de nouveau. Quiconque suit un peu son actualité finit bien par remarquer que quelque chose ne tourne pas rond dans la galaxie YouTube. Les vidéos de créateurs en pleine crise existentielle se suivent et se ressemblent, alternant yeux larmoyants et serments répétés de quitter définitivement la plateforme (ils sont bien peu nombreux ceux qui finissent par joindre le geste à la parole).

Parmi les raisons invoquées : la précarité financière et un rythme de travail affolant. « Il y a une injonction à poster en permanence », soulignait Léo Grasset à l’occasion d’une table ronde sur le sujet au Frames Festival 2018. « Je vois des vlogueurs continuer de filmer même en vacances, car s’ils ne produisent pas de contenu, ils sont persuadés qu’ils vont mourir. »

Je produis donc je suis

Cette pression à fournir toujours plus de vidéos, pour engranger toujours plus de vues, ne touche pas que les créateurs les plus influents. Emmanuelle Laurent l’a par exemple ressentie, alors que sa chaîne Mardi noir n’était pas prédestinée à battre des records d’audience. « Au début j’avais extrêmement peur de ne pas poster de vidéos, révèle la diplômée en psychologie, au point qu’arrêter pendant un temps a été un vrai soulagement. Je me forçais à sortir du contenu, sans lâcher le compteur de vues. Ma démarche n’avait plus rien de spontané. »

« Les artistes professionnels, dont font partie les youtubeurs, n’ont que les chiffres pour obtenir un retour neutre et concret sur leur travail, alors même que ces chiffres ne signifient pas grand-chose pour eux », analyse le sociologue Marc Loriol, chercheur au CNRS et coauteur de l’ouvrage Le Travail passionné. L’engagement artistique, sportif ou politique (2015, éditions Érès). « ll faut être le meilleur… même si suivre cette logique condamne à éprouver beaucoup de stress et de frustration. »

“Faire des vidéos était une passion, puis c’est devenu un boulot. La pression a engendré une forme d’automatisme” Émilien Paron, youtubeur

Emmanuelle Laurent a décidé de briser le cercle vicieux. Elle a recommencé à publier mais en travaillant à son propre rythme. Salvateur, mais combien en sont capables alors que sur YouTube rien ne limite le travail, dans le bon comme dans le mauvais sens du terme. Seul l’algorithme fixe les règles du jeu. Et, pour vivre de ses vidéos, mieux vaut poster (beaucoup) et suivre les formats qui plaisent.

Cet impératif de visibilité ne se posait pas – ou moins – au commencement du réseau social, où personne n’imaginait pouvoir percer simplement en bricolant ses propres sketchs. « Des youtubeurs professionnels et célèbres ont débuté à un moment où personne ne pensait pouvoir gagner sa vie sur YouTube », se souvient Émilien Paron, auteur de la websérie d’anticipation Preview, coproduite par Studio 4. Cette insouciance créative des débuts (quinze ans, une éternité sur Internet), le réalisateur en parle comme d’un âge d’or révolu : « Faire des vidéos était une passion sans arrière-pensées, puis c’est devenu un boulot. La pression a engendré une forme d’automatisme, peut-être une perte de plaisir. »

Sans compter que YouTube est devenu un terrain de jeu de plus en plus fréquenté. Qu’ils soient entourés par des agents, sous contrat, ou au contraire complètement isolés, les youtubeurs affrontent désormais une concurrence féroce. Difficile de lever le pied ou de traverser un vide créatif, au risque de voir sa communauté se diluer. Un climat qui transparaît dans Preview à travers le personnage tragi-comique d’Arthur, youtubeur fictif atteint d’une crise aiguë de la page blanche. Le créateur distribue les sourires devant la caméra pour se faire rattraper par la dépression sitôt qu’il presse le bouton off. La source de son mal-être ? Le personnage humoristique Ruthar, marque de fabrique de sa chaîne, ne parvient plus à l’inspirer. « Beaucoup de youtubeurs sont perdus car leur contenu ne leur correspond plus, déplore Emmanuelle Laurent, mais ils n’osent pas en changer car c’est ce que les gens attendent d’eux. Finalement être créateur solo t’ouvre des portes mais t’enferme en même temps. »

Vie publique, vie privée, une frontière si poreuse

Plus que tout autre médium artistique, YouTube donne une impression de proximité entre les vidéastes et leur public. Chacun des dizaines de milliers d’internautes endosse la casquette de producteur en validant ou non le contenu proposé par les créateurs, qui peuvent devenir accros à cette forme de reconnaissance. L’abonné se conquiert, se fidélise, et son jugement peut prendre une importance démesurée. Pas simple à vivre lorsque la communauté décrète que « vous n’êtes plus drôle » ou que « vous avez changé » ? Certains laissent couler, d’autres le vivent comme une remise en question identitaire. Sur la plateforme, la séparation traditionnelle entre personnage public et personne privée tend à s’effacer. « J’ai déjà eu des commentaires de remise en question, et effectivement je l’ai mal vécu. Mais c’est le jeu des réseaux sociaux, ce n’est pas spécifique à YouTube », tempère Emmanuelle Laurent, qui confie envoyer à ses amis des captures d’écran des commentaires les plus gratinées pour en rire. « Tous les métiers dits de passion impliquent cette dimension émotionnelle », appuie Marc Loriol. « Les travailleurs passionnés vivent les critiques comme des attaques personnelles. Ils ont du mal à les percevoir comme des reproches adressés au groupe ou à la profession. »

“S’arrêter signifie aussi accepter de prendre le risque de perdre des abonnés” Marc Loriol, sociologue

Face à ces évolutions, rien n’existe encore pour accompagner ceux qui se lancent dans une profession que les pouvoirs publics peinent d’ailleurs encore à définir légalement. Les poids lourds peuvent rejoindre des agences, qui les secondent sur les questions juridiques, la monétisation ou encore la recherche de partenariats. Mais l’immense majorité des petits youtubeurs sont contraints de se débrouiller par eux-mêmes dans la jungle administrative. « Tous les ans, je passe une heure au téléphone avec les impôts pour savoir comment déclarer mes revenus. Les réponses sont toujours différentes ! La moitié de mes journées passe dans l’administratif, la comptabilité, le secrétariat », déplore la vidéaste Florence Porcel.

Les youtubeurs n’osent pour autant pas se plaindre, d’autant que pour nombre d’entre eux la création vidéo est bien souvent leur premier job. « Être payé pour faire ce que l’on aime est considéré comme un privilège, d’où la culpabilité de se mettre en arrêt maladie ou reconnaître que l’on va mal », souligne Marc Loriol. « S’arrêter signifie aussi accepter de prendre le risque de perdre des abonnés, du clic, des contrats publicitaires. Un cercle vicieux se met en place », ajoute le sociologue.

Une évolution darwinienne qui tend surtout à prouver que l’ancien hobby du dimanche arrive à maturité. La professionnalisation de YouTube a certes contraint les vidéastes à produire plus, mais souvent au bénéfice d’une explosion de la qualité ainsi que de la diversité de l’offre. Le youtubeur a changé d’ère. Ni dream job ni emploi à la con, il est devenu, tout simplement, un métier comme un autre.