Sandra Lucbert : “J’espère libérer la colère autrement”

Revue de Presse

Source : lavie.fr (24 Aôut 2020 )

Pour l’écrivaine Sandra Lucbert, qui publie un pamphlet sur le procès France Télécom intitulé Personne ne sort les fusils (Seuil), le capitalisme n’est pas qu’une théorie ou une idéologie. C’est surtout une langue qui vrille notre rapport au monde, au travail et aux autres.

Professeure de lettres agrégée et auteure de deux précédents romans (Mobiles et la Toile), Sandra Lucbert a assisté de mai à juillet 2019 au procès France Télécom, intenté à sept dirigeants accusés d’avoir organisé la maltraitance des salariés, jusqu’au suicide de certains : un « Nuremberg du management », comme on a pu lire dans certains médias, qu’elle analyse à froid dans Personne ne sort les fusils. Publié au Seuil dans la collection « Fictions et Cie » consacrée à des formes littéraires hybrides ou novatrices, ce pamphlet se révèle jubilatoire sur le fond et sur la forme. Car, pour sonner la charge contre la folie néolibérale, l’auteure s’empare de la langue même du capitalisme : elle en bouscule les mots ( « économie de serfs/vices »), en détourne les litanies absconses, file la métaphore de la liquidité financière et joue avec le (cash-)flow avec une verve rabelaisienne. Pince-sans-rire, aussi féroce que didactique, son humour parlera à tous les novices de l’économie. Rencontre avec cette figure émergente d’une « littérature d’intervention ».

Certains médias ont parlé d’un procès et d’un jugement exemplaires. Or, vous posez en préambule que ce procès est impossible.

Ce procès tient du miracle : on y a jugé et condamné un groupe patronal pour avoir harcelé un groupe salarial (120 000 employés), et pas seulement pour avoir causé le suicide de 19 salariés. La justice s’est portée au plus loin qu’elle le pouvait. Mais le plus loin reste très peu – des peines dérisoires -, car la justice s’exerce dans un monde entièrement néolibéral… qui récompense et exige le harcèlement managérial qu’il s’agissait de juger. 

Pour toute souffrance, le DSM diagnostique un « trouble » pathologique au salarié, effaçant ainsi la vraie cause.

Cette inclusion laisse très peu de marge de résistance : la langue de « l’évidence économique » – que j’appelle « langue du capitalisme néolibéral » (LCN) – nous parle tous. Aux audiences, les parties civiles n’avaient finalement pas d’autre langue à leur disposition que celle qui justifiait les prévenus. C’est pourquoi j’écris que c’est « un procès impossible ».

En quoi la LCN est-elle la langue d’un monde violent ?

La LCN exprime la liquidité financière, l’ajustement complet aux désirs actionnariaux. Dans nos bouches mêmes, dans nos réflexes et nos désirs, ces énoncés agissent. Par exemple : « Il faut libérer du cash-flow » est automatiquement lié à « flexibilité » ou « agilité ». Comprendre : les employés doivent s’ajuster à la norme du cash qui coule (flow). L’important est le flux d’argent : les vies humaines ne valent que si elles s’y adaptent. La « variable d’ajustement » (autre mot de LCN) est toujours la « masse salariale ». Logiquement, on finit par dire, comme l’ancien P-DG de France Télécom, que les départs « doivent » se faire « par la porte ou par la fenêtre ».

Pendant le procès, Didier Lombard a dit : « Ces suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête… »

Pour qu’existe de l’empathie, il faut parler de « semblable », pas de « masse salariale ». La LCN retire tout droit d’exister à ce qui ne sert pas les intérêts changeants des actionnaires. Au procès, c’était criant : ainsi les avocats des salariés devaient accuser les dirigeants dans les mots du DSM, manuel psychiatrique inclus dans la LCN. Pour toute souffrance, le DSM diagnostique un « trouble » pathologique au salarié, effaçant ainsi la vraie cause : ce que les exigences des actionnaires imposent de faire subir au salarié. C’est ainsi que la transformation de la langue rend les victimes responsables de ce qu’elles subissent.

Comment avez-vous procédé pour transformer la LCN en littérature ?

J’ai voulu faire apparaître le monde replié dans la LCN depuis trois textes : Bartleby, de Melville, la Colonie pénitentiaire, de Kafka, et l’épisode des « paroles gelées » de Rabelais : je lui emprunte cette technique des paroles gelées que l’on réchauffe pour les faire entendre, afin de dégager la signification de formules telles que « décryptage », « réinvention de soi » ou « apprentissage tout au long d’une vie » : que l’on voie le monde que ces formules contiennent. En opposant au flow néolibéral un flow de littérature, j’espère libérer la colère autrement – par un rire armé de compréhension.

En opposant au flownéolibéral un flow de littérature, j’espère libérer la colère autrement – par un rire armé de compréhension.

Comment la littérature peut-elle combattre le néolibéralisme ?

La macroéconomie a des effets atroces sur nos vies, mais l’opacité technique nous empêche de le voir. Cet escamotage me révolte. La situation France Télécom commence en 1985 avec Pierre Bérégovoy et sa « loi des structures de financement de l’économie ». Mais, comme je l’écris : « Un nom pareil, personne ne sort les fusils. » J’ai voulu que l’on distingue enfin ces structures. Il est inutile de s’attaquer au management si on ne défait pas ce qui cause le management : les structures de la liquidité financière. Alors, avec tous les moyens littérairement disponibles, j’ai entrepris de reconstituer leur genèse et de faire parler les personnages qui les ont installées en France. J’ai voulu opposer à leur violence déguisée en ordre naturel tout ce que la littérature propose d’outils pour démasquer les hypocrites, car la littérature, elle, ne connaît pas la prescription.