Télétravail, burn-out, harcèlement : « On demande aux salariés d’être un athlète de haut niveau chaque jour»

Revue de Presse

Source : leparisien.fr (27 janvier 2021 )

Marielle Dumortier, médecin du travail et spécialiste de la souffrance au travail à l’hôpital intercommunal de Créteil, vient de sortir le livre « Le monde du travail est devenu fou !» Elle nous raconte l’évolution de ce monde « qui change trop vite».

Elle sonde les salariés depuis 1985. En près de 40 ans, Marielle Dumortier, médecin du travail à Créteil, a vu le monde du travail « se transformer complètement ». Dans son ouvrage « Le monde du travail est devenu fou! » (éditions du Cherche Midi), paru en fin d’année, le docteur autopsie la souffrance au travail, morceau par morceau : harcèlement, discrimination, burn-out, violence… Toutes les strates du mal-être font surface chez des salariés qui aiment pourtant leur travail et leur entreprise.

Ces risques psychosociaux augmentent. Selon l’enquête Sumer et de la DARES, 30 % des salariés disent qu’ils n’ont « pas le temps nécessaire pour faire correctement leur travail ». Et selon un rapport européen, un quart des travailleurs en Europe déclarent être stressés, ce qui représente 50 à 60 % des journées de travail perdues.

Dans son ouvrage, Marielle Dumortier décrypte une réaction en chaîne et un système qui se mord la queue : des décisions sans concertation venues d’on ne sait où, provoquant une prolifération d’arrêts maladie, une baisse de la qualité, des réclamations des clients… « Tout ceci alimente la vision de la nouvelle direction : il faut tout changer, rien ne fonctionne dans cet établissement ! En refusant tout dialogue, elle poursuit sa réorganisation et le climat social se dégrade inexorablement ».

Vous dites que les salariés en souffrance au travail sont de plus en plus nombreux. Quelles en sont les raisons, selon vous ?

Dr Marielle Dumortier. Les nouveaux modes d’organisation du travail. C’est le règne du toujours plus en moins de temps avec moins de personnel. C’est valable dans tous les métiers. On perd le sens de la qualité de notre travail et c’est cette impression de faire un sale boulot qui fait souffrir. Du côté des caissières, on connaît le nombre d’article qui passe à la minute, donc on leur en demande toujours plus. Les nouvelles technologies ont amélioré plein de choses, mais le revers de la médaille c’est qu’elles permettent aussi un contrôle permanent. Le problème, c’est qu’on demande aux salariés d’être un athlète de haut niveau chaque jour. Sauf qu’il n’y a pas de ligne d’arrivée dans le monde du travail. La seule solution, c’est l’arrêt maladie.

Vous êtes très critique envers l’initiative d’instaurer des « responsables du bonheur»…

Les postes de « chief happiness officer » ou « feel good manager », c’est de la foutaise. Une façon pour les entreprises de se donner bonne conscience. Je suis en colère par rapport à cela, car une entreprise n’est pas là pour rendre les gens heureux, mais pour leur donner un travail. Et un travail bien organisé, qui a du sens, ça les rendra naturellement heureux. Il ne s’agit pas d’aller mettre une table de ping-pong ! On va au travail pour travailler et avoir des relations humaines de qualité.

Quelle est la cause de souffrance au travail la plus fréquente ?

Il y a sept-huit ans, tous les salariés parlaient de harcèlement. Actuellement, le terme à la mode c’est burn-out. Notre travail, c’est aussi d’aider les patients à comprendre ce qu’il leur arrive et à utiliser les bons mots. Quelle que soit la situation, on retrouve à un moment un manque de reconnaissance, une surcharge de travail et une perte de sens du travail. Chaque salarié me dit « je ne suis pas reconnu dans mon travail ». C’est une question très compliquée car chacun met des choses différentes derrière ce mot. Le seul qui connaît réellement son travail, c’est celui qui le fait. Mais c’est le résultat qu’on évalue. C’est pour cela qu’ils ne se sentent pas reconnus, car on les évalue sur une production, et non sur leur travail réel. Or, le travail, ce n’est pas seulement produire.

Quelles observations faites-vous sur l’évolution du monde du travail ?

Maintenant, la souffrance est davantage psychique alors qu’autrefois on était dans une souffrance physique. Ma famille, qui compte beaucoup de mineurs, me répète que c’était difficile. Mais au moins il y avait du collectif, de la solidarité. Elle se perd. On n’a plus le temps, tout le monde court tout le temps. Et le télétravail n’a fait qu’empirer cette tendance. J’y suis favorable un ou deux jours par semaine, mais davantage, cela représente une perte du collectif. Comment voulez-vous qu’une solidarité se crée? Elle naît parce qu’on va boire un café, qu’on discute du dernier film qu’on a vu, qu’on ose confier nos difficultés. La perte du sens du métier est aussi plus prégnante. Autrefois, il existait un chef du personnel dans les entreprises. Il avait un Code du travail. Maintenant, on a un gestionnaire de ressources humaines. La direction lui demande que ces « ressources » soient le moins nombreuses possible, qu’elles coûtent le moins cher possible, mais qu’elles soient heureuses. Donc les RH, ça les rend fous!

Vous expliquez que le mal-être au travail coûte cher, 3 à 4 % du PIB européen, et qu’il a des conséquences sur le bon fonctionnement d’une entreprise. Dans les cas extrêmes de management inhumain, vous rencontrez la direction, mais elle refuse souvent toute remise en question…

Oui on se prend des murs, mais il n’y a plus le même déni qu’il y a dix ans. La condamnation de France Télécom est passée par là, et ça fait peur. D’où la naissance de postes à la con comme responsable du bonheur. On ne réfléchit pas à l’organisation du travail. À leur décharge, c’est compliqué de se remettre en question. J’entends aussi les difficultés du chef. Il lui arrive d’être à la fois acteur et victime. C’est un salarié comme un autre, avec les mêmes besoins. Il sait que certains objectifs ne sont pas tenables, mais il doit les donner sinon il se fera taper sur les doigts. Il faut remettre l’être humain au centre des préoccupations dans les entreprises. Et arrêter de penser que l’homme doit s’adapter au travail : c’est le travail qui doit s’adapter à l’homme. On réorganise le travail puis on dit au salarié : débrouillez-vous! Il faudrait avoir le raisonnement inverse.

Le tableau est-il totalement sombre ?

Non, je vois aussi arriver des jeunes qui ne se laissent plus faire comme cela, du moins dans les professions hautement qualifiées. Il n’y a plus cet investissement que les générations précédentes ont eu dans le travail. Les RH constatent maintenant qu’à l’embauche, les jeunes posent plus de questions sur les avantages, les RTT et les horaires que sur le travail en lui-même ! Mais je trouve cela normal : c’est parce qu’ils ont vu leurs parents, et leurs grands-parents avant eux souffrir au travail.