Le télétravail constitue-t-il vraiment une révolution causée par le Covid-19 ?

Revue de Presse

Source : francetvinfo.fr (6 septembre 2021 )

L’épidémie a donné un coup d’accélérateur au télétravail depuis 2020. Cette évolution va-t-elle perdurer ? Pour Marie Benedetto-Meyer, s’il est encore trop tôt pour parler d’une transformation de l’organisation du travail, un cap paraît bel et bien avoir été franchi.

Epidémie, an II, avec une nouvelle rentrée sous le signe du Covid-19. Dans l’univers professionnel, le basculement en télétravail s’inscrira-t-il dans la durée ? La ministre du Travail, Elisabeth Borne, a paru vouloir limiter le phénomène, en affirmant, lundi 30 août, que l’Etat n’exigerait plus ‘un nombre de jours minimal’ de travail à distance dans les entreprises qui peuvent le faire. Néanmoins, l’habitude semble prise. En juillet, ‘22% des salariés travaillaient dans une entreprise qui impose au moins un jour de télétravail par semaine’, rapporte une étude du ministère du Travail publiée le 30 août.

Quelles sont les mutations en cours dans le domaine ? Franceinfo vous propose un tour d’horizon du sujet avec Marie Benedetto-Meyer, maîtresse de conférence en sociologie du travail à l’université de technologie de Troyes, et coauteure, avec Anca Boboc, de Sociologie du numérique au travail (Armand Colin, 2021). 

Franceinfo :  Qui, en France, est concerné par le télétravail ?

Marie Benedetto-Meyer :   Avant le confinement, il y avait 10 à 15% des cadres qui étaient concernés par le télétravail, soit à peine 3% des salariés, selon une étude de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, qui dépend du ministère du Travail) publiée en novembre 2019 et portant sur l’année 2017. Le télétravail concernait essentiellement les cadres (61%).

Mais pendant le confinement, on a cassé l’idée selon laquelle il s’agissait uniquement d’un privilège pour cette catégorie, en mettant massivement en télétravail de nombreuses professions  : salariés des centres d’appels, des services clients, enseignants, formateurs, et même professions médicales exerçant en téléconsultation. Finalement, on s’est rendu compte qu’on pouvait élargir considérablement la palette des activités dites ‘télétravaillables’. 

Aujourd’hui, à l’heure du retour au bureau, souvent en mode hybride, on ne connaît pas dans le détail les activités et le statut des employés qui vont être concernés par le télétravail. On sait juste, d’après les enquêtes mensuelles de la Dares, qu’il est plus répandu dans les grandes entreprises et dans certains secteurs, ce qui témoigne d’inégalités. C’est un enjeu important des accords et des décisions qui seront prises dans les prochains mois.

Le télétravail a connu un coup d’accélérateur depuis 2020. Quels changements entraîne-t-il dans les entreprises concernées ? 

En réalité, ces changements s’inscrivent dans des tendances longues qui ont largement précédé la crise sanitaire  : la flexibilité, l’individualisation du travail, la rationalisation des espaces, avec la réduction des mètres carrés ou le ‘flex office’ (absence de bureaux attribués). Il y a aussi des réorganisations avec la délégation des tâches administratives aux salariés, qui inscrivent eux-mêmes leurs congés ou leurs frais de déplacement via des applications.  

Est-ce que ce coup d’accélérateur va transformer l’organisation du travail ? Il est un peu tôt pour le dire. Les messageries instantanées ou les logiciels de partage d’information comme Teams permettent théoriquement de décloisonner, de rentrer en contact avec beaucoup de gens. Mais ils engendrent aussi des phénomènes contradictoires  : accélération de la circulation de l’information d’un côté, crispations de l’autre. Concrètement, par visioconférence, les gens ont surtout communiqué avec leur équipe proche. 

Est-ce que cette accélération de la numérisation creuse l’écart dans une structure entre les salariés, selon qu’ils sont plus ou moins aptes à s’emparer de nouveaux logiciels ou de nouveaux modes de communication ?

Non. L’écart tient moins à la familiarisation avec les outils qu’à la manière dont on les utilise. Ces outils sont rentrés dans les mœurs et la vie personnelle : on voit de moins en moins de rupture entre les ‘millenials’ et les seniors qui découvriraient Skype. Il y a eu très peu d’accompagnement autour des visioconférences, par exemple. L’apprentissage s’est fait par l’observation de ce qui se passait et par l’intégration de pratiques, avec des règles très implicites.

Les différences sont davantage liées aux activités et aux métiers qu’on exerce. Dans certains cas, on peut avoir WhatsApp sur son téléphone et tout à coup paniquer parce qu’on va devoir l’utiliser dans le cadre du travail. Des gens qui ne pensaient pas devoir travailler à distance ne se sentent pas autorisés, pas légitimes, pour le faire. Ils ont dû intégrer ces nouvelles habitudes. Cette capacité va dépendre du niveau de qualification. Les outils collaboratifs qui permettent de travailler à plusieurs en direct sur un document de type Google Docs vont de soi dans le monde des consultants. Dans d’autres structures, ils vont être perçus comme une intrusion sur un brouillon, un travail non finalisé.

Toutes sortes de jeux se créent autour de ces outils afin de se rendre visible. Il y a par exemple des gens très doués pour intervenir dans un ‘chat’ de discussion, ou pour montrer qu’ils ont téléchargé un document à des heures indues. Cette socialisation à l’outil leur permet de se distinguer des autres.

En matière de ressources humaines, les salariés sont-ils davantage surveillés ? 

On constate à la fois une augmentation du contrôle et davantage de place faite à la confiance. Ce n’est pas nouveau. D’après certaines enquêtes, les salariés se déclarent à la fois de plus en plus autonomes et, en même temps, de plus en plus contrôlés. Le télétravail laisse de nombreuses traces (mails, messages…), ce qui renforce le sentiment des salariés d’être sans cesse susceptibles d’être contrôlés.

‘Pour renforcer le lien, certains managers ont en outre fait des choses maladroites en bombardant leurs équipes de mails et de réunions à distance. J’ai aussi vu des choses terrifiantes comme un tableau Excel que tout le monde devait remplir le matin avant 10 heures pour dire ‘Je vais bien’, ‘Voilà quelle est mon humeur du jour’.’

Marie Benedetto-Meyer, maîtresse de conférence en sociologie

à franceinfo

C’était une espèce de tentative pour recréer du lien comme lorsqu’on se salue le matin, sauf que ce n’est pas la même chose de le faire sur un tableau partagé ! Donc, oui, il y a de la surveillance à distance qui peut être plus insidieuse qu’en présentiel. 

Le télétravail crée davantage d’isolement. Quelles sont les conséquences sur le travail lui-même ?

Premier constat  : il y a des gens qui ont été ravis de pouvoir enfin s’isoler et se concentrer, ce qui interroge sur les conditions de travail au bureau et sur la difficulté à pouvoir travailler tranquillement. 

‘Par ailleurs, il y a cette histoire de perte de sociabilité. On a beaucoup parlé de la machine à café, mais au-delà, c’est toute la partie collective du travail qui a du mal à se transposer à distance.’

Pendant le confinement, on s’est dit que c’était facile de mettre les téléconseillers en télétravail car ils ont un casque, un écran, et travaillent seuls. C’est une erreur  : au contraire, ils ont une activité très collective quand ils sont sur site. Entre deux appels, ils échangent sur un client, ils écoutent ce que dit leur voisin. Ils partagent des pratiques de travail, et c’est ça qui se perd en télétravail. Entre les moments de concentration, il y a ceux où l’on discute avec un collègue pour résoudre un problème.

A terme, le télétravail risque-t-il de détériorer les conditions de travail ?

En distanciel, effectivement, on travaille souvent plus longtemps, plus tard le soir. Toutefois, cet allongement de la durée de travail s’inscrit dans des tendances plus longues, comme le forfait en jours pour les cadres. Il peut aussi y avoir une tendance à diviser le travail en ‘missions’, avec très vite la possibilité d’externaliser ces activités et de les confier à des personnes en free-lance, ou à des cadres délocalisés à l’étranger. Cela dit, on annonce la fin du salariat depuis des années et pour l’instant, ça ne se traduit pas beaucoup dans les statistiques…

A l’inverse, comment réinventer des collectifs de travail ? 

Il faut surtout les laisser se réinventer par eux-mêmes. On a vu comment, en période de confinement, les cafés ou les apéros Zoom n’ont pas trop marché, et se sont essoufflés rapidement. Il est difficile de les organiser de façon artificielle. On note la même chose pour des collectifs moins formels, comme les fumeurs qui se retrouvaient ensemble en bas de l’immeuble, souvent entre services différents. Ils sont importants pour la vie de l’entreprise, mais on ne peut pas les créer à distance. Apprendre à planifier et à organiser ces temps collectifs reste un des enjeux de l’organisation hybride à venir.

Comment voyez-vous le futur  : va-t-on vers un retour en arrière ou une accélération du travail à distance pour toutes les entreprises qui le peuvent ?

Le pli est pris et le télétravail va encore se développer, parce qu’il fait gagner pas mal de temps et d’argent. Mais sur le management et l’organisation du travail, ce qui va rester, c’est ce qui s’inscrit dans des tendances longues : la rationalisation, la flexibilisation, et les injonctions à l’autonomie tout en gardant le contrôle. La présence en entreprise des cadres dirigeants, comme élément de distinction, va aussi rester. Etre là, c’est montrer qu’on est indispensable.