La stratégie de la terreur

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Source : Liberation.fr (7 juillet 2016)

La mise en œuvre en 2005 du plan destiné à moderniser Orange s’est accompagnée d’une politique managériale extrêmement violente.

La stratégie de la terreur

Le funeste nom du plan stratégique de France Télécom, « Next», est un acronyme comme en raffolent les grosses boîtes du CAC 40, biberonnées à la com et aux rapports de consultants. Elaboré en 2005 par la toute nouvelle direction de l’entreprise, dont le PDG Didier Lombard, il désigne la « nouvelle expérience des télécommunications» qu’elle veut bâtir sur trois ans, entre 2006 et 2008. L’objectif : faire de France Télécom un « opérateur intégré», proposant à ses clients la téléphonie fixe et mobile, l’Internet, la télévision, des services et des contenus dans des offres complètes. A l’époque, la convergence de ces « expériences» n’est pas encore une réalité, seulement une ambition de long terme pensée dans les salons feutrés des comités exécutifs et conseils d’administration.

« Par la fenêtre».

France Télécom fonctionne alors de façon très verticale. Il y a une branche mobile, une branche téléphonie fixe, une branche internet, etc. L’organisation est refondue pour prendre en compte la nouvelle logique d’intégration des activités. « Lombard voulait casser les silos, transversaliser les directions. C’était une bonne stratégie, mais il l’a conduite avec brutalité», se souvient un ex-cadre de la société, qui s’est rapidement enfui après la nomination du nouveau patron. Pour ce dernier, ce grand chambardement, emballé dans le paquet cadeau habituel de « l’innovation» et de « la transformation», est l’occasion de faire des économies en supprimant des postes. Surtout que France Télécom, privatisée en 2004, est lestée d’une dette imposante après le rachat, quelques années plus tôt, de l’opérateur mobile britannique Orange. Fin 2006, elle s’élève à 42 milliards d’euros. Couper dans les effectifs permettrait de dégager plus de bénéfice et de la rembourser plus vite. Le plan Next s’accompagne donc d’un volet social, baptisé « Act», pour « anticipations et compétences pour la transformation», et conçu par le numéro 2 de la boîte, Louis-Pierre Wenes, et appliqué par le DRH, Olivier Barberot. Il vise à embaucher 6 000 personnes, à en muter 10 000 et à supprimer 22 000 postes. Des chiffres énormes pour une entreprise qui compte alors environ 110 000 salariés en France, dont encore 75 % de fonctionnaires. Mais, comme l’explique alors le management en interne, 22 000 départs, ce sont 7 milliards de flux de trésorerie en moins… « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte», balance Didier Lombard lors d’une réunion des cadres en octobre 2006. Une phrase tristement prémonitoire. « Il faut qu’on sorte de la position mère poule», dit-il encore, pour caractériser le nouvel état d’esprit d’une entreprise plutôt habituée à choyer ses salariés.

« Mode».

Les managers du groupe, formés au dégraissage lors de séminaires dédiés, se voient fixer des « objectifs de déflation», c’est-à-dire de baisse du nombre de CDI, et leurs résultats sont régulièrement transmis à la plus haute hiérarchie. Un système est mis en place pour créer un climat anxiogène, pousser à bout les salariés et les contraindre à partir. Les entretiens individuels hostiles se multiplient, de même que les mises au placard (parfois sans bureau ni téléphone) et les offres de mutation inacceptables. Les propositions d’emplois extérieurs dans la fonction publique territoriale tombent plusieurs fois par semaine dans les boîtes mail.

Les objectifs sont plus que remplis, mais le nombre de suicides explose et les syndicats donnent l’alerte. Après la mort volontaire d’un énième salarié en septembre 2009, Didier Lombard parle d’une « mode» au sein de l’entreprise au cours d’une conférence de presse. Terrible maladresse, qui montre son inconscience de la gravité de la situation et le condamne à quitter son poste. Evacué en douceur, Lombard est définitivement remplacé en 2011 à la tête de l’entreprise, devenue Orange, par Stéphane Richard. Les syndicats savent gré à ce dernier d’avoir mis fin aux pratiques agressives de son prédécesseur et d’avoir apaisé le climat social. « C’est clairement changé par rapport à l’époque Lombard. Les managers suivent maintenant une formation de deux semaines pendant lesquelles on les sensibilise au bien-être des salariés», confirme Pierre Vars, secrétaire général de l’Unsa à Orange.

Mercredi, l’entreprise a opportunément publié les résultats d’une enquête triennale sur « le stress et les conditions de travail en France» : ils montrent une amélioration générale. Mais la société reste sous tension. Début 2014, les élus du personnel avaient dénoncé une recrudescence des suicides.

Retraite.

La plupart s’inquiètent également de la diminution continue des effectifs. Car le nouveau management continue de diminuer ses charges de personnel. Fin 2015, Orange comptait 97 000 salariés en France, soit 2 600 de moins qu’un an auparavant. D’ici à 2020, 25 000 partiront à la retraite.

Pour les remplacer, l’entreprise a annoncé 6 000 recrutements entre 2016 et 2018. Résultat : « les effectifs vont baisser», admet-on du côté d’Orange. Mais à la méthode dure des départs sous la pression, façon Lombard, Richard a préféré la méthode douce des départs naturels.