Vie de bureau. « Au travail, les émotions sont aussi un moteur »

Revue de Presse

Source : ouest-france.fr (9 octobre 2021)

Le plus souvent reléguées à la sphère domestique, les émotions sont pourtant un rouage indispensable au travail. Comme les compétences et les organisations

On n’exprime pas facilement ses émotions sur son lieu de travail. Les entreprises se sont toutefois mises à avoir un discours valorisant les émotions… mais seules celles dites positives. Entretien avec Aurélie Jeantet, sociologue du travail et autrice de Les émotions au travail (10 €, CNRS éditions).

Pourquoi une sociologue du travail s’intéresse-t-elle aux émotions ?

La sociologie du travail française était assez réticente à parler des affects il y a encore quelques années. On a beaucoup traité les émotions comme conséquences du travail et de ses organisations, mais elles sont aussi un moteur. Les étudier permet de mieux décrire le travail dans sa complexité.

Quelle est leur place au travail ?

Le monde du travail est dans une illusion de maîtrise des affects au profit de la raison. Les émotions sont renvoyées dans la sphère domestique. Mais elles nous rattrapent et pointent ce qui compte vraiment pour nous. Parfois, cela va à l’encontre de ce que le management veut nous faire faire.

La souffrance au travail, des causes multiples

Doit-on exprimer tout ce qu’on ressent ?

L’écart entre ce qu’on éprouve et ce qu’on doit exprimer peut être tel que cela nous met dans des situations compliquées sur les plans éthique et psychique. Mais un certain travail émotionnel est normal : on n’a pas vocation à exprimer tout ce qu’on ressent !

Quel lien avec l’augmentation de la souffrance au travail ?

Elle a de multiples causes. On ne peut pas tout mettre sur le déni des émotions. J’insiste aussi sur l’intensification du travail, propice au burn-out, qui peut être suscité par un trop-plein. Le déni des émotions pousse à prendre des décisions délétères sur le plan humain. On l’a vu au procès France Télécom.

Que penser des ateliers pour apprendre à « gérer » ses émotions au travail ?

Comme ailleurs dans la société, les entreprises se sont mises à avoir un discours valorisant les émotions, mais seules celles dites positives. Ça passe par des formations, dont beaucoup ont montré une individualisation et une psychologisation du travail. C’est une façon pour le management de remettre la responsabilité sur le travailleur.

Une source d’inégalités

Les émotions sont aussi sources d’inégalités, femmes-hommes notamment…

On demande aux femmes de prêter attention à leurs émotions et à celles des autres, tandis que les hommes doivent les maîtriser. Cela amène à des inégalités sociales et économiques : on a attribué aux femmes les métiers du soin, mal payés, dévalorisés. Puis il y a ce qui relève de la perception des émotions. Elle n’est pas la même selon si c’est une femme ou un homme qui les manifeste. La colère a été étudiée. Chez un homme, elle sera vue comme une force de caractère ; chez une femme, elle va plutôt la décrédibiliser.

Quel impact du télétravail sur l’expression des émotions ?

D’un côté, on a pu être plus attentif à ce qu’on ressentait. Et être attentif à soi permet d’être attentif aux autres. Mais on a aussi mesuré ce qu’on perdait, notamment la dimension collective. Quand on échange à distance, l’absence du corps est problématique, puisqu’il faudrait vraiment se mettre à pleurer ou hurler pour que les autres s’aperçoivent qu’un truc se passe. Et les relations s’en trouvent encore plus désincarnées.