Suicides à France Télécom : enquête close, mais dégâts irréversibles

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Source : Challenge.fr (6 Janvier 2015)

L’enquête sur la vague de suicides à France Télécom, qui vaut à son ex-patron Didier Lombard et à l’entreprise d’être mis en examen pour harcèlement moral, est terminée. Les dégâts restent.

L’enquête sur la vague de suicides à France Télécom (devenu Orange), qui vaut à son ex-patron Didier Lombard et à l’entreprise d’être mis en examen pour harcèlement moral, est terminée, a appris l’AFP de sources judiciaire et proches du dossier.

Cette enquête est suivie de près par syndicats et spécialistes du droit du travail : elle est susceptible d’ouvrir la voie à la reconnaissance par la justice d’un harcèlement moral institutionnalisé, contrairement aux cas ordinaires où le lien est direct entre l’auteur du harcèlement et sa victime.

Pour certains salariés de France Télécom, l' »ère Lombard », synonyme de mobilités forcées, harcèlements et d’une vague de suicides en 2008-2009 est « un abcès toujours ouvert ». Encore dans le groupe, rebaptisé Orange, ils racontent leur histoire à l’AFP sous couvert d’anonymat.

Yves était cadre informatique dans le Nord

En 2009, ce fonctionnaire est « ciblé ». « Il y avait des tableaux qui circulaient parmi les cadres : on a fait tant de départs, il en reste tant à faire », raconte-t-il.

« Au fil des réorganisations, alors que j’avais une vingtaine de personnes sous mes ordres, j’ai perdu peu à peu mon personnel ».

« Et puis un beau jour, je me suis retrouvé au placard : huit mois dans un bureau quasiment sans rien faire ». Il retrouve un service qui voulait bien le « reprendre ». Mais « un matin, sans crier gare, on me dit : +tu poses tes affaires, tu vas sur un plateau répondre au téléphone+ »…

« Beaucoup de gens ont été bousculés comme ça », explique-t-il. « Le but de la manip était de déstabiliser », sachant que « France Telecom avait 22.000 personnes à faire partir » et qu' »on ne peut pas faire de plan social avec des fonctionnaires ».

« J’ai fait comme pas mal de gens, je suis tombé en dépression » et « je suis toujours en accident de service » (accident de travail pour les fonctionnaires).

« J’attends la retraite »

« J’attends la retraite », raconte le cadre, encore « incapable de retourner dans un bâtiment France Telecom » à cause d' »une phobie monstrueuse ».

« Tant qu’il n’y a pas eu réparation, l’abcès est toujours ouvert », dit ce salarié qui a porté plainte contre ses anciens supérieurs. « Le but n’est pas financier, j’attends qu’un jour on me dise : +oui, on a fait une erreur, on vous a démoli+ ».

Florence (prénom modifié), autre cadre, raconte elle aussi les pressions avec une question entendue « des centaines de fois » : « pourquoi tu ne repars pas dans la fonction publique? »

« J’avais la cinquantaine, j’étais fonctionnaire, j’étais la cible, ceux qu’on pouvait faire partir facilement », raconte-t-elle, évoquant des « humiliations permanentes » venant de « managers toxiques ».

« Je n’étais pas la seule. Quand ils avaient décidé de se débarrasser de quelqu’un, le collègue on l’envoyait au bout du couloir près de la machine à café, pour qu’on oublie presque qu’il est là »…

« Toujours sous anti-dépresseur », elle est aujourd’hui « au placard » à 57 ans et attend de la justice qu’elle montre « qu’il y avait réellement un problème ».

« Des gens déglingués avec méthode »

Joël, 57 ans, « rentré aux PTT en 1978 », était technicien à Bordeaux.
En 2007, à son retour d’un arrêt maladie, on le met « sur un autre métier » sans formation : c’est « débrouillez vous ».

« Ils me font reprendre à plein temps alors que j’avais un mi-temps thérapeutique ». « Soit vous tenez le coup, soit ça fait -1 » dans les effectifs, dit le salarié, qui a « réussi à tenir », mais pour qui « c’était violent ».

Jeanne (prénom modifié) était membre du Comité d’hygiène et sécurité (CHSCT) d’un site en région parisienne.

Elle « ne peut pas oublier ce qui s’est passé » pendant la période où France Telecom était dirigé par Didier Lombard.

« Je n’étais pas le coeur de cible parce que je suis contractuelle de droit privé », mais « ils ont essayé de me mettre une sanction sur le dos pour me faire taire, ils voulaient museler le CHSCT ».

« C’est dégueulasse »

« Ils auraient dû faire un plan social plutôt que ça. C’est dégueulasse », dit-elle. « Le fait que Lombard et sa clique ne soient pas sanctionnés, c’est une offense faite aux morts de cette entreprise. Il y a vraiment des gens qu’on a déglingués avec méthode ».
Catherine (prénom modifié), cadre supérieure, est à la retraite depuis début 2013.

Elle se souvient de 2008 : « on a vu arriver une note qui disait qu’il fallait faire 22.000 emplois en moins. On ne se sentait pas du tout concernés ».

Mais « on nous a dit : +vous allez passer un entretien pour savoir si vous pouvez rester dans la nouvelle organisation+ ». « On y est allés confiants, j’étais la deuxième à passer ». Trois heures d’entretien avec son manager et une représentante des ressources humaines qui « a cassé toute ma carrière ».