Amiante : des entreprises condamnées pour faute inexcusable pourront se retourner contre l’État

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Source : Extrait de AEF(9 Novembre 2015)

Le Conseil d’État décide, le 9 novembre 2015, qu’un employeur condamné pour un manquement à son obligation de sécurité peut rechercher la responsabilité de l’État du fait d’une insuffisance de la réglementation, sauf s’il a lui-même commis une faute d’une particulière gravité. Tel est le cas même si l’employeur a été condamné pour faute inexcusable. Appliquant ce principe à l’amiante, le Conseil d’État considère que pour la période antérieure au décret de 1977 prévoyant une protection des salariés contre cette fibre, l’insuffisance de la réglementation justifie le partage de la responsabilité entre l’État, à hauteur d’un tiers, et une entreprise de construction navale condamnée à rembourser l’assurance maladie de sommes versées pour des maladies professionnelles liées à l’amiante, à hauteur de deux tiers.

Un employeur condamné par le juge judiciaire à indemniser ses salariés en raison d’un manquement à son obligation de sécurité peut se retourner contre l’État si la réglementation était insuffisante, même s’il a été condamné pour faute inexcusable. C’est ce que décide le Conseil d’État dans un arrêt du 9 novembre 2015 concernant une société de construction navale condamnée en
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responsabilité à hauteur de deux tiers pour la société et un tiers pour l’État.

Dans cette affaire, la société Constructions mécaniques de Normandie, condamnée par des juridictions de sécurité sociale en raison de l’exposition de ses salariés à l’amiante, saisit la justice administrative pour lui demander de faire condamner l’État au titre de la carence des pouvoirs publics dans l’exercice de leur mission de prévention des risques professionnels. Elle fait valoir que l’État doit prendre en charge les condamnations prononcées à son encontre, tendant notamment au remboursement à l’assurance maladie des sommes versées au profit de certains de ses salariés atteints d’une maladie professionnelle liée à l’amiante.

Pour donner partiellement raison à la société, le Conseil d’État rappelle que « lorsqu’une victime a subi un dommage résultant de deux fautes, celle de l’administration et celle d’un tiers, et que ce tiers a été condamné par le juge judiciaire à réparer intégralement les dommages causés, il peut se retourner contre l’administration », selon les termes de son communiqué. « Le juge administratif doit alors répartir la charge de la réparation du dommage entre l’administration et le tiers, en tenant compte de la nature et de la gravité des fautes commises par chacun. »

La faute inexcusable n’interdit pas de se retourner contre l’État

Les hauts magistrats admettent en outre pour la première fois que, même lorsque le manquement de l’employeur à ses obligations de sécurité et de protection de la santé de ses employés est dû à sa faute inexcusable, au sens de l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, il « peut se retourner contre l’administration si celle-ci avait également commis une faute à l’origine du dommage ». Cette solution « s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui a élargi la notion de faute inexcusable de l’employeur mais qui juge que celui-ci peut, même en cas de faute inexcusable, se retourner contre un tiers qui aurait contribué à la réalisation du dommage », précise le communiqué.

Responsabilités respectives de l’État et de l’employeur

Un arrêt « d’une exceptionnelle gravité » pour l’Andeva

L’Andeva (association de défense des victimes de l’amiante) qualifie la décision du Conseil d’état d’arrêt « d’une exceptionnelle gravité », puisqu’il « reconnaît pour la première fois le droit, pour un employeur condamné en ‘faute inexcusable’, d’alléger sa facture, en se faisant rembourser une partie de l’indemnisation des préjudices des victimes par l’État ».

« Aujourd’hui ce sont les Constructions mécaniques de Normandie, un chantier naval responsable d’une véritable hécatombe ouvrière, qui profitent de l’aubaine », relève l’association. « Mais demain, cet arrêt risque de faire tache d’huile. D’autres entreprises, responsables de milliers de morts de l’amiante, voudront mettre le prix de leurs fautes à la charge des contribuables. » « Cet arrêt tourne le dos à la prévention », et « sera vécu comme une douloureuse provocation par les victimes et les familles endeuillées par l’amiante« .

Le Conseil d’État rappelle ensuite les responsabilités respectives de l’État et de l’employeur. Si, en application de l’article L. 4121-1 du code du travail, « l’employeur a l’obligation générale d’assurer
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. Il leur revient « d’arrêter, en l’état des connaissances scientifiques et des informations disponibles, au besoin à l’aide d’études ou d’enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers ».

responsabilité partagée avant 1977

Le Conseil d’État, examinant ensuite l’évolution de la réglementation, identifie un « tournant dans la réglementation de l’amiante en France », avec l’entrée en vigueur du décret 17 août 1977 relatif aux mesures d’hygiène particulières applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l’action des poussières d’amiante.

Pour la période antérieure à 1977, le Conseil d’État constate que « la réglementation visant à prévenir l’exposition à l’amiante s’est révélée très insuffisante au regard des dangers qu’elle présentait », indique son
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.telle la SAS Constructions mécaniques de Normandie, qui, bien que n’étant pas productrice d’amiante, utilisait de façon régulière et massive ce produit, fait partie des entreprises qui, dès cette période, connaissaient ou auraient dû connaître les dangers liés à l’utilisation de l’amiante », constatent les hauts magistrats. Or les « employés de la société ont subi une forte exposition à l’amiante à compter de 1966, l’amiante étant floqué pour assurer l’isolation thermique des bateaux et lutter contre le risque d’incendie » et « ils ne bénéficiaient d’aucune information ou protection particulière ».

Négligence de la société et des pouvoirs publics

Le Conseil d’État en déduit que la société a « commis une faute en s’abstenant de prendre des mesures de nature à protéger ses salariés ». Si, « eu égard à l’utilisation massive de l’amiante alors acceptée en France et à la nature des activités de l’entreprise, cette faute n’a pas le caractère d’une faute d’une particulière gravité délibérément commise, qui ferait obstacle à ce que cette société puisse se prévaloir de la faute de l’administration, elle n’en a pas moins concouru à la réalisation du dommage ».

…../…. par plusieurs salariés de cette société », indique le communiqué. Le Conseil d’État « en déduit que la charge de la réparation du dommage doit être partagée entre la société et l’État », et que « compte tenu de la nature et de la gravité des fautes commises, qu’il convient de fixer au tiers la part de l’État ».

pas de carence fautive de l’état après 1977

En ce qui concerne la période postérieure à 1977, le Conseil d’État observe que « si les mesures adoptées à partir de 1977 étaient insuffisantes à éliminer le risque de maladie professionnelle liée à l’amiante, elles ont néanmoins été de nature à le réduire dans les entreprises dont l’exposition des salariés aux poussières d’amiante était connue, en interdisant l’exposition au-delà d’un certain seuil et en imposant aux employeurs de contrôler la concentration en fibres d’amiante dans l’atmosphère des lieux de travail ».

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Dans ces conditions, « le Conseil d’État juge que la société ne prouve pas que les maladies professionnelles que ses salariés ont développées du fait d’une exposition à l’amiante postérieure à 1977 trouveraient directement leur cause dans une carence fautive de l’État », indique le communiqué. Dès lors, la société ne peut « pas mettre en cause la responsabilité de l’État pour la période postérieure à 1977 ».

La haute juridiction condamne l’État à verser à la société un total de 350 000 euros au titre de ce partage de responsabilités, pour la période antérieure à 1977.

Conseil d’État, 9 novembre 2015, n° 342468, publié au recueil Lebon