Télécoms : Bouygues-Orange, rupture de fiançailles

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Source : liberation.fr (1er avril 2016)

Convoqués vendredi soir, les conseils d’administration des deux groupes ont acté l’échec de leur rapprochement.

Encore raté ! Devenu le serpent de mer des télécoms français, le passage de quatre à trois opérateurs n’aura pas lieu. En tout cas pas sous la forme, inédite à l’échelle européenne, du rachat du quatrième opérateur Bouygues Telecom par le leader du marché Orange. Pour la quatrième fois en deux ans, la tentative de rachat de l’opérateur créé en 1994 par le groupe de BTP dirigé Martin Bouygues échoue, de très près cette fois. A quand la cinquième?

Convoqués vendredi soir, les conseils d’administration des deux groupes ont acté l’échec des discussions. A l’unanimité, le conseil d’administration de Bouygues Telecom a décidé de mettre fin au rapprochement et de poursuivre son cavalier seul. Orange, de son côté, évoque « des discussions approfondies» au terme desquels un accord « n’a pu être trouvé» et « maintient l’ensemble de ses objectifs financiers». Une énorme surprise et un revers de taille pour le PDG d’Orange Stéphane Richard – « c’est du 50-50» pronostiquait-il début janvier – tant la volonté de l’ensemble des acteurs (le vendeur Bouygues Telecom, Orange, SFR Numericable et Free) de parvenir à cette concentration du marché dans leur intérêt semblait forte.

Trop d’obstacles

Après trois mois de fiançailles entamées le 5 janvier dernier et qui devaient aboutir à un contrat de mariage d’une complexité jamais vue sur fond de partage des actifs de Bouygues Telecom entre les trois opérateurs restant, les obstacles se sont finalement révélés trop importants pour célébrer l’union. A commencer par le prix de 10 milliards d’euros exigé par Martin Bouygues pour se revendre à Orange. Principal actionnaire d’Orange à hauteur de 23% de son capital, l’Etat qui n’entend pas prendre le risquer d’en perdre le contrôle, a refusé les conditions fixées par Martin Bouygues tant en termes de valorisation que de son poids dans la future gouvernance de l’opérateur historique dont il serait devenu le deuxième actionnaire.

Alors que les deux parties semblaient s’être mises d’accord sur une entrée du groupe de BTP au capital d’Orange à hauteur de 12%, l’Etat, forcément dilué par l’arrivée de ce nouvel actionnaire, souhaitait ne pas descendre en dessous de 20%. Un casse-tête pour Bercy, qui nécessitait de valoriser au maximum Orange, à un prix nettement supérieur à celui du marché. Autrement dit si l’Etat acceptait le prix de 10 milliards d’euros fixé par Martin Bouygues pour qu’Orange absorbe son opérateur télécoms qui n’est pourtant valorisé que 6 milliards d’euros dans les livres de compte du géant du BTP, la question du prix retenu pour l’action Orange n’était toujours pas tranchée.

Danger de « bollorisation»

Autre point crucial, l’Etat représenté par son ministre de l’économie et
ex-banquier d’affaires de chez Rotschild Emmanuel Macron, rompu à ce genre de négociations, souhaitait encadrer la future influence de Martin Bouygues au sein d’Orange. « Pas question de prendre le moindre risque de perdre le contrôle de l’entreprise au profit de celui qui vient de se faire racheter, explique Marc Bourreau, spécialiste de l’économie des télécoms et professeur à Telecom Paristech. Vous imaginez l’ironie de la situation.» Un danger de « bollorisation», la version capitaliste du loup dans la bergerie, qui a amené l’Etat à exiger des clauses strictes afin de bordurer l’influence future de Martin Bouygues au sein d’Orange : impossibilité pour le groupe Bouygues, via une clause dite de « standstill», de monter au capital d’Orange pendant une durée de sept ans et renoncement de la part de Martin Bouygues aux droits de vote double – qui récompensent les actionnaires fidèles – pendant une durée de dix ans. « L’Etat a tenu, ce qui est parfaitement légitime, à défendre la valeur patrimoniale de son actif et surtout à se prémunir du risque de perdre le contrôle à terme d’Orange, poursuit Marc Bourreau, mais du coup, l’accord déjà effroyablement difficile à trouver devenait moins
attractif pour Martin Bouygues.»

Les négociations ont également semble-t-il achoppé sur la nature des actifs cédés à Free, l’un des deux autres bénéficiaires de l’opération. Alors que ce « Yalta» semblait quasi-bouclé ces derniers jours (les clients à petits forfaits et professionnels à SFR pour 3,5 milliards d’euros, le réseau mobile, les fréquences et les boutiques Bouygues Telecom à Free pour 2,5 milliards), son patron Xavier Niel aurait fait monter les enchères dans les derniers jours. D’après Les Echos, il aurait demandé une rallonge dans le temps de son contrat d’itinérance avec Orange, jusqu’à 2021, en réclamant une clause suspensive en cas de refus de
l’autorité de la concurrence d’avaliser ce délai. Un risque trop important à prendre pour Martin Bouygues, pour lequel un retour en arrière était inenvisageable une fois la fusion lancée.

Autant dire que le danger de voir l’opération finalement capoter dans quelques mois a dû peser lourd dans la balance. Quels que soient les coups de sonde auxquels les protagonistes du dossier ont pu procéder ces dernières semaines, les incertitudes restaient en effet très élevées sur le feu vert plus qu’hypothétique des autorités de la concurrence au redécoupage du secteur


« Un risque élevé de ne pas aboutir»

En exigeant très probablement des « remèdes» supplémentaires afin de préserver une saine compétition dans le secteur, l’ensemble des protagonistes risquaient de se retrouver dans quelques mois ramenés à la case départ. « On n’a jamais vu un changement d’une telle ampleur être approuvé par un gendarme de la concurrence sans que ce dernier n’exige des corrections aux aménagements déjà proposées par les acteurs, conclut Marc Bourreau. Un accord entre l’Etat, Bouygues Telecom et Orange d’une part, Orange, SFR et Free d’autre part, n’était jamais que la première étape d’un long processus qui présentait toujours un risque élevé de ne pas aboutir.»

En Angleterre et en Italie, où le passage de quatre à trois opérateurs en cours reste incertain en raison des écueils soulevés par les autorités de la concurrence, il ne concerne pourtant dans aucun des deux pays le rachat d’un concurrent par le leader du marché. L’OFCOM, équivalent britannique de l’ARCEP, a récemment fait savoir qu’il était opposé au projet de fusion des opérateurs mobiles O2 et Three et a annoncé qu’il était prêt à saisir les autorités européennes qui ont le pouvoir de bloquer le rapprochement. C’est dire si Orange, avec déjà 39,99% de parts de marché sur le fixe (10,61 millions d’abonnés) et presque autant dans le mobile (38,8% et 28,4 millions de clients) n’était pas au bout de ses peines. Un risque d’autant plus grand à courir pour Martin Bouygues qu’il n’a pas pu obtenir de l’Etat des conditions à la hauteur de ses attentes pour sa rentrée au capital d’Orange.